Saint Benoît et les soldats Polonais

Grâce à l’appartement que nous avons loué au cœur de Cassino, nous avons pu laisser Logan au repos aujourd’hui et parcourir la dernière étape sans elle. Après une promenade en ville, nous l’avons ramenée à l’appartement et sommes ressortis pour prendre le bus qui devait nous reconduire à Roccasecca. Nous avions eu de la peine à trouver les horaires et ne savions pas précisément où se situait l’arrêt. Nous sommes donc allés vers la gare en avance, cherchant en vain sur tout le trajet un bureau de tabac où acheter les billets, et avons finalement demandé des renseignements à un monsieur. Il nous a indiqué où se trouvait l’arrêt (c’était faux) et nous a ensuite raconté de nombreuses anecdotes du temps où il était policier, notamment lorsqu’il importait illégalement des armes depuis la Suisse.

Nous avons commencé à nous inquiéter quand, quinze minutes après l’horaire annoncé, il n'y avait toujours pas de bus. Certes, nous sommes dans une région moins à cheval sur les horaires que la Suisse, mais comme il s’agissait du premier arrêt de cette ligne de bus nous avions envisagé une sorte de ponctualité. Nous avons alors réalisé que nous n’avions pas vu passer le moindre bus et avons pensé que nous n’étions peut-être pas au bon endroit, mais à nouveau ce n’est pas forcément significatif puisqu’il n’y a qu’une poignée de trajets proposés par jour. Et effectivement, le bus est arrivé quelques minutes plus tard. L’arrêt se trouvait un peu plus loin, mais nous avons pu l’atteindre à temps grâce à notre foulée légère et gracieuse. Le chauffeur nous a demandé un prix astronomique pour les billets, arguant que nous aurions dû les acheter dans un bureau de tabac. Nous lui avons expliqué ne pas en avoir trouvé et il a haussé les épaules, agacé. Mais bon, ça compensera tous les trajets où les chauffeurs nous ont embarqués gratuitement.

Vers dix heures, nous sommes arrivés à Roccasecca pour entamer la dernière étape de notre périple. Nous savions que nous avions au moins une heure de retard sur nos amis, probablement plus s’ils étaient partis comme à l’accoutumée vers 8h30. Nous espérions qu’ils feraient quelques pauses, nous permettant de combler notre retard, car nous aurions trouvé triste de ne pas les revoir. Nous sommes donc partis d’un pas rapide, profitant d’être plus légers puisque nous n’avions emmené qu’Yvon à peine chargé du nécessaire.

La première partie de la journée s’est déroulée sur des routes à flanc de côteau, entre des petits villages charmants. La route était barrée aux voitures en raison d’un éboulement, ce qui la rendait agréable pour nous autres piétons. Nous avons fait une très courte pause dans un bar pour le dernier cappuccino de ce voyage, notre empressement ne devant pas nous empêcher d’honorer les traditions.

Peu après, nous sommes passés devant un joli lac où nous avons aperçu un poussin d’eau très mignon, accompagné de sa maman poule d’eau. Il s’agit du seul grand événement de la matinée, je suis navrée de l’annoncer.

Nous étions soulagés que Logan ne soit pas là, car elle aurait détesté cette partie sur le goudron ensoleillé. Même si la chaleur était encore supportable, elle a tendance à confondre lumière et canicule et aurait considéré ce tronçon comme la traversée du Sahara…

Nous sommes montés gentiment jusqu’à Villa Santa Lucia, dernier village avant Montecassino. Au bar, nous avons demandé s’ils faisaient à manger et le patron nous a envoyés vers le magasin d’alimentation. Là, nous avons appris que Monica, Valerio et Salvatore n’avaient plus qu’un quart d’heure d’avance sur nous, mais puisque nous allions nous arrêter pour pique-niquer il était peu probable que nous les rattrapions. Plusieurs bancs étaient alignés sur un joli belvédère offrant de magnifiques vues sur la vallée. Ils étaient à l’ombre, accompagnés de poubelles et auraient été parfaits s’ils n’avaient pas été disposés dos à la plaine… Nous avons donc mangé face à la route, ayant tout le loisir de scruter la façade d’une maison rouge.

Rapidement, le goudron a cédé la place à une piste en gravier, puis à un sentier dans une pinède calcinée. Il faisait alors très chaud et l’air nous manquait dans les quelques ascensions brèves mais raides. A nouveau, nous étions heureux que Logan ne soit pas là !

A quelques kilomètres de l’arrivée, quand pour la première fois nous avons aperçu l’immense monastère de Montecassino, nous avons retrouvé Vincent qui terminait sa pause. Nous avons marché ensemble la fin de l’étape, dépassant sans le savoir les trois autres qui buvaient un verre dans une brasserie perdue au milieu d’un alpage.

Montecassino

Montecassino est une colline qui domine la ville de Cassino. Elle est ornée d’une immense abbaye fondée au début du 6e siècle par Saint Benoît, qui y a rédigé sa règle monastique. Il s’agit ainsi de la deuxième plus vieille abbaye d’Italie après celle de Subiaco. Elle a été détruite, pillée, endommagée et reconstruite à de multiples reprises au fil du temps, avant d’être entièrement rasée par les bombes alliées en 1944. Aussitôt après la guerre, elle a été rebâtie à l’identique et il est tout à fait impressionnant de penser qu’un tel monument est aussi récent !

Les derniers kilomètres étaient quasiment plats, puisque nous avions gentiment pris de la hauteur au cours de l’étape et approchions dès lors l’abbaye par l’arrière. Au fur et à mesure que nous avancions, des touristes apparaissaient, jusqu’à être plus nombreux lorsque nous avons atteint un vaste cimetière militaire. Il abrite les dépouilles d’un millier de soldats polonais morts en 1944 au cours de l’assaut qui a donné la victoire aux Alliés et permis la libération de la ville. Nous avons croisé les Véronais qui quittaient le site et poursuivaient vers le monastère. Ils nous ont partagé quelques informations et conseillé de visiter le petit musée attenant au cimetière. Nous y sommes entrés, mais j’avais pour ma part de la peine à me plonger au cœur de la Deuxième Guerre mondiale. Cela fait presque trois semaines que nous suivons les traces de François et Benoît, immergés dans un Moyen-Âge plein de grottes, de miracles et d’églises, et voilà que des bataillons polonais surgissent de nulle part. La collision des siècles était un peu trop abrupte à mon goût. 

Même si en réalité nous n’avons pas la moindre sympathie pour ce Benoît austère et sérieux, son tombeau à Montecassino restait le but de notre voyage et je n’avais pas la tête aux grands conflits, aussi importants, meurtriers et intéressants soient-ils. Mes deux compagnons semblaient partager cet avis et nous avons vite quitté le cimetière pour continuer vers l’abbaye. Je trouve cependant très amusant de voir qu’un même endroit puisse attirer des gens pour des raisons aussi éloignées. Dans ce lieu, quatorze siècles séparaient notre pèlerinage de celui des nombreux Polonais venus rendre hommage à leurs ancêtres. Nous nous sommes demandé s’ils pensaient que les balises du chemin de randonnée, un trait blanc sur un trait rouge, soit un parfait drapeau polonais, leur étaient destinées.

Fin du voyage

Quelques gouttes de pluie sont tombées au moment où nous franchissions les portes du domaine, mais elles n’ont heureusement pas duré. Un panneau indiquait qu’il était interdit d’accéder à l’ensemble du site avec un chien et, une fois encore, nous étions ravis de ne pas avoir emmené Logan. Il aurait été vraiment ennuyeux de devoir attendre dehors à tour de rôle et ne pas pouvoir terminer ensemble ce voyage !

Nous avons été chercher nos Testimonium, ces diplômes qui attestent que nous sommes de braves petits pèlerins. La dame chargée de cette mission faisait preuve d’un épatant manque d’enthousiasme, ce qui semblait curieux comparé à l’accueil cordial et sincère de tous les acteurs du chemin jusque là. Cela concorde toutefois avec le fait qu’il est quasiment impossible pour les pèlerins de dormir au monastère : seuls les hommes sont acceptés mais ils doivent s’y prendre très en avance, ce que peu de marcheurs font. Pour l’hospitalité et l’accueil donc, il faudra repasser.

Nous avons traversé plusieurs cloîtres et admiré la vue splendide sur la vallée avant de nous diriger vers l’église. Celle-ci est majestueuse et décorée de façon incroyable, surtout si on pense que tout date de moins d’un siècle. Chaque colonne et chaque escalier est composé de plusieurs marbres finement ciselés et imbriqués, la crypte est ornée de mosaïques byzantines en or. Des peintures, des moulures, des dorures et des sculptures viennent compléter le décor. C’est à la fois superbe et épouvantable. Beaucoup trop chargé, bien trop baroque à mon goût, mais parfaitement harmonieux et magnifiquement réalisé. C’est atrocement beau.

Les tombeaux de Benoît et sa sœur Scolastica se trouvent sous l’autel. Nous leur avons fait un petit coucou, puis nous sommes ressortis. Une messe allait commencer mais nous ne souhaitions pas y assister. Nous n’avons pas non plus voulu visiter le musée ni suivre la visite guidée sur le point de débuter. Nous avons discuté un peu avec Valerio et Monica qui venaient d’arriver, convenu de nous retrouver ce soir au restaurant pour un dernier repas ensemble, puis nous avons décidé de partir.

Un seul bus permet de rejoindre Cassino depuis le monastère mais il n’était prévu que plus d’une heure plus tard. Nous n’avions pas envie d’attendre aussi longtemps et encore moins de marcher près de deux heures pour arriver au pied de la colline. J’ai dit à Pascal que nous allions trouver en un claquement de doigts une bonne âme qui nous conduirait en plaine. Il était dubitatif, mais en moins de deux minutes j’avais déniché un sympathique Allemand qui nous a accueillis à bord et nous a déposés à Cassino.

Nous voilà arrivés au terme de notre voyage. Il aura manqué quelques kilomètres après Spoleto pour faire un joli trait continu sur la carte de l’Italie, mais il était préférable que notre fierté soit blessée plutôt que les pattes de Logan. Compte tenu de ce départ compliqué, nous sommes très heureux d’avoir pu aller au bout de cette marche. Nous avons fait de très belles rencontres et partagé des moments incroyables avec nos amis pèlerins. Nous avons découvert des régions reculées et des villages authentiques, préservés du tourisme mais parfois tristement délaissés. Nous avons adoré l’Umbria et ses richesses, avons considéré Saint François comme un bon camarade. Nous avons aimé la gentillesse des habitants, avons un peu craint Saint Benoît et sa manie de vivre dans des grottes. Après tous ces kilomètres parcourus, ces territoires traversés, ces montagnes franchies, nous ramenons quelques recettes dans nos sacs, des visages amis, des souvenirs joyeux. Et la liberté, toujours.