Dans les gorges

Nous avons quitté Arpino en suivant un long escalier d’aspect ancien qui montait entre des oliviers jusqu’à l’Acropole de Civitavecchia. Ce minuscule village possède un charme fou, avec ses maisons en pierres grises, ses quelques rues pavées et sa ravissante chapelle romane. Il se situe au sommet du promontoire rocheux et est ceint d’un mur dit cyclopéen : d’énormes blocs de pierre grossièrement taillés sont empilés pour former une longue muraille sans fondation ni mortier. Celle-ci a été construite au 7e siècle avant notre ère et a ensuite été renforcée, modifiée et restaurée par les civilisations suivantes. Elle comporte une étonnante porte en arc brisé de plus de quatre mètres de haut, ainsi que plusieurs tours défensives datant de l’époque médiévale. Une immense tour complète le site, visible à des kilomètres à la ronde.

Nous avons pris le temps d’arpenter ce petit village et admirer ses nombreux joyaux, échangeant avec les autres pèlerins qui s’extasiaient également de la beauté des lieux. Nous sommes repartis peu après les trois Véronais et avons parlé quelques minutes avec eux sur la route qui quittait Civitavecchia. Ils avancent cependant un peu plus lentement que nous et nous avons rapidement repris notre rythme pour poursuivre la montée dans les vignes, les oliveraies puis la forêt.

Santopadre

Deux variantes étaient proposées pour la suite de l’étape : une descente raide dans les bois jusqu’à une route dans les gorges du Melfa, ou une option un peu plus longue qui conduit à un village avant de descendre et rejoindre les gorges à mi-chemin. La présence d’un village, la descente qui semblait un peu moins abrupte et les quelques kilomètres en moins sur la route des gorges que nous craignions se trouver en plein soleil nous a poussés à choisir la variante longue. Très vite, nous avons atteint un hameau décevant et nous commencions à penser que le village annoncé ne tenait pas toutes ses promesses, quand nous avons aperçu un panneau indiquant qu’il restait un kilomètre jusqu’à Santopadre. Je ne sais pas ce qu’était ce patelin qui ne figure pas sur notre carte, mais nous avons été heureux de le quitter.

Santopadre est bien plus grand que ce nous pensions. Nous imaginions quelques maisons et un accueil pour les pèlerins, avec peut-être un bar ou un petit restaurant. Il y a en réalité un vieux bourg ainsi qu’une partie plus récente sur une petite esplanade, avec plusieurs bars et commerces. De nombreuses villas modernes fleurissent sur le versant ensoleillé, ce qui contraste avec les autres villages de la région qui comptent d’innombrables maisons à vendre. Par chance, le marché hebdomadaire avait lieu quand nous sommes arrivés. Nous y avons acheté de quoi concocter un excellent pique-nique et avons bu un café sur une terrasse, au milieu de touristes français. Le grand moment de cette escale reste toutefois la question d’une perspicacité rare que nous a posée un vieil autochtone : “Vous marchez avec des sacs-à-dos ?”

Les gorges du Melfa

La descente vers les gorges s’est révélée plus exigeante qu'escompté. Si au début nous avons suivi un sentier dans la forêt, nous avons ensuite rejoint des alpages pentus et une sorte de chemin muletier périlleux. Il était étroit et très irrégulier, plutôt raide et, d’après la végétation qui masquait les pierres, peu emprunté. Il aurait été aisé mais fort peu judicieux de s’y casser une jambe, d’autant plus qu’il n’y avait absolument aucun réseau pour appeler d’éventuels secours. Nous avons donc veillé à ne rien nous casser et avons atteint prudemment la route.

Les gorges du Melfa sont longues d’environ dix kilomètres, avec des falaises spectaculaires au pied desquelles sinue une petite route, le Tracciolino. Seul grand absent du jour : le Melfa. Celui-ci est asséché la moitié de l’année, retenu par un barrage en amont avec sa magie, ses eaux claires et ses petites cascades. 

La route elle-même nous a paru d’abord curieusement sauvage, envahie par les plantes et sans le moindre trafic. Nous avons compris après quelques kilomètres qu’elle est fermée à la circulation, sans doute en raison de fréquents éboulements et à des coûts d’entretien trop élevés par rapport à son utilité. Nous avons fait mine de ne pas nous inquiéter : puisqu’il n’y a plus de voitures, les rochers n’ont plus de raison de sauter sur la chaussée pour les écraser et les gros blocs enfoncés dans le goudron avaient sans doute attendu la nuit pour tomber. Et puis nous faisions entièrement confiance aux autorités italiennes pour veiller à la qualité et la solidité de ses infrastructures, même désaffectées, lorsque nous passions sur des ponts ou autres passages au-dessus du vide. En réalité, il était divertissant de marcher dans cet environnement digne d’un film d’anticipation : la jungle reprenait ses droits, des serpents et des lézards détalaient au fur et à mesure de notre progression et il n’y avait pas âme qui vive. Nous avons toutefois réalisé qu’il aurait été impossible d’appeler un taxi pour abréger cette étape comme nous l’avions envisagé hier si Logan ne voulait plus avancer. Nous n’avions de plus toujours pas de réseau. Mais heureusement, notre brave Logan a bien marché toute la journée et nous n’avons pas eu à insister pour qu’elle nous accompagne.

Nous avons mangé assis sur le long muret bordant la route, estimant que nous ne trouverions pas meilleur banc. Malgré notre confiance aveugle, nous sommes restés prudents et avons préféré ne pas trop nous y attarder afin d’éviter de recevoir un rocher sur la tête. Nous sommes repartis tandis que des nuages s’amoncelaient dans le ciel, nous protégeant agréablement de la chaleur du soleil.

Un spectacle désolant nous attendait peu avant Roccasecca : des montagnes de pneus jonchaient la route, ainsi que d’énormes sacs emplis de déchets en tout genre. Nous ne comprenions pas que des gens puissent venir polluer un lieu de la sorte et ne parvenions pas à saisir pourquoi des gens viendraient là déverser leurs poubelles au lieu de se rendre dans une déchetterie. Dans tous les cas, nous étions très en colère et avons espéré que ces ignares s’étaient pris un rocher sur le crâne. (Remarque : Vincent nous a appris le lendemain qu’il s’agissait en fait d’une campagne de nettoyage entreprise par les autorités locales et que ces milliers de pneus et détritus avaient été ramassés dans la gorge. Ceux qui restaient sur la route attendaient d’être évacués. J’ignore s’il est moins effrayant et révoltant d’imaginer tous ces déchets éparpillés dans la rivière, mais au moins l’initiative de nettoyage est louable.)

En plus d’abriter de multiples espèces d’oiseaux, les falaises ont bien évidemment servi de refuge à des ermites qui, rappelons-nous, étaient friands de spéléologie et de demeures rupestres dans cette région. Nous avons ainsi pu observer de loin une jolie petite chapelle construite à l’entrée d’une grotte, sur la paroi verticale. Nous espérons qu’aucun ermite n’était somnambule ou simplement distrait…

Roccasecca et Cassino

La vallée s’est ouverte sur une belle plaine au moment où nous atteignions Roccasecca. A l’entrée du village, nous sommes passés devant une immense statue de Thomas d’Aquin. Nous aurions naïvement pu croire qu’il venait d’Aquin, village situé à quelques kilomètres, mais non, Thomas comte d’Aquin vient de Roccasecca. Quel facétieux personnage !

Lorsque nous sommes arrivés au centre du village, nous avons aperçu Valerio et Monica qui sirotaient un verre sur une terrasse et nous nous sommes joints à eux. Nous avions prévu d’appeler un taxi pour aller à Cassino où nous dormons ce soir, mais à tout hasard j’ai demandé à la serveuse si un bus passait par là. Cette dernière s’est montrée d’une antipathie inhabituelle mais une aimable cliente a heureusement entendu ma demande et s’est renseignée. Un bus devait passer quinze minutes plus tard. Parfait ! Nous avons dit au revoir à nos amis et avons effectivement pu rejoindre Cassino en bus. Le chauffeur n’a même pas voulu que nous payions la course. Nous avons ainsi pu découvrir ce qui nous attend pour demain, suivant sur la carte notre progression pour comprendre où passe l’itinéraire.

A Cassino, nous avons été brusquement immergés dans une grande ville bruyante et fourmillant d’activité. Cela contraste un peu trop avec les petits villages médiévaux isolés que nous traversons depuis plusieurs jours. La ville a complètement été démolie par les bombes en 1944, perdant sa population, son histoire et son charme. Il doit cependant s’agir d’un lieu agréable à vivre, avec de nombreux commerces, une vaste avenue piétonne et une circulation chaotique dont raffolent les Italiens.