Nous avons quitté Collepardo un peu plus tard que ce que nous aurions souhaité compte tenu de la longueur de l’étape, mais nous avons finalement réalisé le premier tronçon sur un excellent rythme et avons atteint la Chartreuse de Trisulti vers 10 heures.
En réalité, nous ignorions complètement qu’il y avait un immense monastère à cet endroit, n’ayant lu le descriptif de l’étape qu’en diagonale et n’ayant retenu que la petite chapelle construite dans une grotte où la Vierge serait apparue. Il semble qu’elle aurait laissé une empreinte de son visage dans la roche, ce qui m’a évidemment fait beaucoup rigoler puisque je ne pouvais que visualiser une scène digne de Kaamelott où cette pauvre Marie arriverait un peu trop vite et perdrait trois dents dans le mur… L’ermite qui vivait dans cette grotte il y a plus de 1600 ans et à qui est apparue Marie a bien sûr était sanctifié et une chapelle a été bâtie sur les lieux du miracle. Ce que nous n’avons appris qu’une fois sur place, c’est que ladite chapelle se situe en contrebas de la Chartreuse, à plus d’un kilomètre de marche, soit deux pour l’aller-retour. Nous ne nous y sommes donc pas rendus, mais puisque nous nous tenions de manière tout à fait inattendue face à cette immense Chartreuse, nous estimons avoir largement gagné au change.
La taille de ce bâtiment semble parfaitement disproportionnée et surprend d’autant plus qu’il se trouve au milieu de nulle part. La décoration baroque et chargée de l’église n’était pas à notre goût, mais l’ensemble du site, avec entre autres un grand bassin, un joli cloître et une ancienne pharmacie, est aussi impressionnant qu’harmonieux.
Tous les autres pèlerins que nous côtoyons depuis quelques jours étaient déjà là et visitaient plus ou moins scrupuleusement les lieux. Les Véronais tentaient de connaître le nombre précis de places assises au réfectoire tandis que les autres s’arrêtaient à tour de rôle pour discuter un moment avec celui de nous qui attendait dans la cour avec Logan. D’autres personnes nous ont posé beaucoup de questions sur notre marche, ignorant qu’il existait des chemins de randonnée dans la région et trouvant mille raisons pour lesquelles ils ne pourraient pas entreprendre un tel voyage malgré leur envie débordante. Une gardienne a failli s’étrangler quand Logan a bu dans la fontaine et nous sommes repartis avant qu’elle nous étrangle également.
Nous avons suivi la route qui descendait en de longs lacets dans la forêt. La circulation était heureusement rare et nous étions à l’ombre, mais il ne s’agissait pas là d’un tronçon fort intéressant. Quand j’ai repéré une possibilité de prime abord inoffensive de couper le dernier virage et atteindre le panneau que j’apercevais plus bas, j’ai aussitôt proposé cette alternative à Pascal. Le raccourci n’était pas négligeable mais la pente s’est avérée un peu plus raide que prévu. Le sol était jonché de pierres instables, de terre et d’épines et il nous était quasiment impossible d’y rester debout. J’ai franchi quelques passages sur les fesses tandis que Pascal s’essayait au surf en forêt, pour déboucher sans encombre au bord de la rivière, sur un petit pont où Vincent nous observait d’un air mi-amusé mi-consterné.
Depuis là, un chemin officiel et balisé permettait de couper certains virages pour remonter sur l’autre versant de la vallée jusqu’à Civita. Cela nous a rappelé la méthode de balisage autrichienne découverte sur l’Alpe Adria Trail : droit en-haut. Après quelques montées éreintantes, nous avons cette fois-ci choisi de suivre la route, tant pis pour les quelques mètres en plus.
A Civita, nous avons choisi de rester sur cette route, suivant l’itinéraire cycliste le long d’une petite rivière. Cela ôtait quelques kilomètres et un peu de dénivelé à l’étape, ce qui nous semblait le meilleur choix pour Logan dont l’enthousiasme est peu palpable. Malheureusement, le cours d’eau était tari et il n’y avait pas un arbre le long de la route. Nous avons toutefois progressé d’un bon pas et avons rapidement rejoint le chemin piéton.
Nous avons traversé quelques villages insignifiants, sans le moindre coin agréable où s’asseoir. Pas d’église, de lavoir ou de banc. Nous ressentions le besoin de faire une pause et au bout de quelques kilomètres, nous nous sommes simplement assis par terre dans la fraîcheur d’un petit bosquet. Pascal s’est installé sur le talus ; je suis restée sur le goudron à partager mes miettes de pain avec des fourmis géantes. Ce lieu ne figurera sans doute pas dans notre classement des meilleures places de pique-nique, mais nous avons pu manger et nous reposer au calme.
L’après-midi, nous avons continué à marcher sur la route, en descente. Nous avons traversé un tunnel enchanteur composé d’arbres le long d’un ruisseau asséché, accompagnés d’un incroyable bourdonnement d’abeilles ou autres insectes. Peu après, nous avons délaissé une route de campagne sur quelques centaines de mètres pour passer dans une sorte de caniveau bordant un hameau, jonché de déchets et de bouteilles brisées, entre ronces et herbes humides. Nous n’avons pas tout à fait compris l’intérêt de ce détour…
Le reste de l’étape ne comportait qu’une interminable ligne droite sur une route goudronnée au soleil, au milieu des champs. Si ce n’est la beauté de la vallée et des paysages, ce passage ne présentait pas grand intérêt. La pauvre Logan avait enclenché le mode pilote automatique et nous suivait avec résignation. A trois kilomètres de l’arrivée est apparu le premier bar de la journée. Nous aurions adoré en dénicher un plus tôt, mais à ce stade, nous avions seulement hâte d’arriver. Nous avons acheté une glace et avons marché jusqu’à Casamari.
Lorsque nous sommes parvenus face à une splendide abbaye gothique en pierres grises, nous étions hilares à l’idée d’y passer la nuit. Cette euphorie est assez vite retombée, quand j’ai cherché à savoir où se trouvait l’hébergement des pèlerins. Pascal a vite trouvé suspect que ce soit un frère qui nous renseigne alors que nous dormions chez les sœurs, puisque la mixité ne semble pas très courante dans ce genre d’institutions. Le frère suivant nous a indiqué que les sœurs vivaient dans un palais à 300 mètres.
Il n’y a pas de trottoir entre l’abbaye et le couvent. A nos yeux candides de Suisses, cela paraît incongru et quelque peu dangereux. Nous parlons donc là d’un site visité par de nombreux touristes, d’un chemin de pèlerinage et d’une voie empruntée quotidiennement par les sœurs qui se rendent à la messe. Il s’agit de toute évidence d’un tronçon également prisé par les automobilistes qui ne semblent pas se soucier des nombreux piétons sur la route et n’ont pas pour habitude de ralentir ou s’écarter à leur passage. Vive l’Italie !
J’ignore encore si le frère a utilisé le terme palais de manière ironique et cruelle ou s’il s’agit réellement d’un palais de style post-soviétique, mais dans tous les cas notre déception a été immense lorsque nous avons découvert ce grand bâtiment rose à la laideur inégalée.
Nous avons été accueillis par sœur Giuliana, une vieille femme pétillante et très joviale. Elle nous a avoué avoir d’abord été réticente à l’idée d’accepter Logan, mais qu’elle avait cédé en sachant qu’il n’y avait pas d’autre hébergement qui nous accueillerait. Plus tard, Monica et Valerio nous ont dit qu’elle leur avait confié avoir complètement changé d’avis en voyant notre chienne si bien élevée, adorable et calme. Comme quoi il était judicieux de fatiguer Logan aujourd’hui !
Après la douche, nous sommes retournés visiter l’abbaye. Elle est dans un style gothique très épuré, d’une beauté simple et envoûtante. Dans l’église, les frères étaient réunis dans le chœur et entonnaient des chants grégoriens. Nous aurions voulu les écouter plus longtemps, mais nous étions agacés par les visiteurs irrespectueux qui faisaient énormément de bruit, tentaient de forcer des portes fermées et n’avaient pas songé à mettre sous silencieux leurs portables.
De retour au couvent, nous avons emmené Logan et sommes allés boire l’apéro en compagnie de Salvatore dans un petit bar voisin. Nous avons ensuite retrouvé Vincent, Valerio et Monica à la curieuse pizzeria cachée en contrebas du parking devant l’abbaye. Le patron était un vieil homme édenté aux manières rustres dont nous ne comprenions pas le moindre mot. Nous avons attendu tellement longtemps avant de recevoir nos pâtes que nous craignions de rentrer après le couvre-feu et rester enfermés devant le couvent. La situation était tellement improbable que nous en avons beaucoup ri et nous avons passé une très belle soirée.