Retour sur la paille

Nous n’avons pas manqué le réveil ce matin, étant tous deux debout un peu avant 6 heures. Marcel, Alain et Monika avaient quitté la maison à 4 heures pour aller marcher jusqu’au domicile d’Alain et Monika qui terminent aujourd’hui leur semaine sans sommeil de méditation intensive. Ils nous avaient proposé de nous joindre à eux, mais c’était un chouïa trop tôt à notre goût…

Bettina avait préparé le déjeuner et nous avons mangé avec elle. Michi nous a rejoints un peu plus tard et semblait peu en forme. Il risque de galérer pendant quelques jours encore…

Nous sommes partis à 7 heures et avons marché près de deux heures dans la vallée verdoyante de l’Alp. C’était vraiment très joli et calme mais j’imagine aisément qu’en début d’après-midi la chaleur doit devenir insupportable. Nous sommes passés devant un couvent où les soeurs entretiennent une prière perpétuelle depuis 1846. Je suppose que la pauvre soeur qui s’endort une fois alors qu’elle est chargée de maintenir la prière sera excommuniée sur le champ.

Haggenegg

L’ascension jusqu’au col du Haggenegg était annoncée comme très ardue. Le guide conseillait de prévoir entre deux heures et deux heures et demie pour parvenir au sommet, ce qui concordait avec les indications sur les panneaux de randonnée. Il s’agit du point le plus haut du chemin de Saint-Jacques en Suisse. Les trois-cents premiers mètres de montée sont en effet assez raides et aucun replat ne vient faciliter la progression. Toutefois, le chemin passe dans une forêt et est recouvert d’épines qui rendent la montée agréable sous la semelle. Le chemin monte ensuite en pente plus douce à travers les alpages, sous le regard imperturbable des jolies vaches beiges, offrant une très belle vue sur les montagnes du Mythen (les deux grosses mites, comme je les surnomme). Après tout juste une heure, nous étions au col, encore frais et en train de boire un verre. Nous n’étions au début pas sûrs d’être au sommet tant nous avions été rapides…

La vue depuis le col est tout simplement sublime. Sur la gauche, les deux grosses mites, Brunnen en contrebas au bord du lac des Quatre Cantons et sur la droite, le lac de Lauerz surplombé par le Rigi et son antenne. Des sommets à perte de vue, les deux lacs, les alpages qui nous entourent, les sonnettes des vaches qui viennent éclaircir le silence, c’est un endroit magique. Malheureusement, la luminosité n’était pas incroyable et l’air semblait chargé. J’imagine qu’il faudrait monter un jour après qu’il a plu pour que l’air soit des plus clairs et que tout soit net. Nous n’étions malgré tout pas déçus et autant dire que nos attentes étaient élevées ! En 2013 déjà, les pèlerins allemands que nous avions rencontrés nous avaient parlé de ce col juste après Einsiedeln qui offrait une vue inoubliable. C’était effectivement splendide, ça peut se révéler encore plus beau avec des conditions climatiques idéales, mais notre panorama suisse favori reste pour l’instant la vue depuis le Brienzer Rothorn.

Une très jolie chapelle pour pèlerins se trouve sur le col. Elle est toute petite et ne paie pas forcément de mine depuis l’extérieur. Toutefois, son intérieur très sobre avec des roches apparentes sur deux des parois la rendent ravissante. Nous y avons allumé une bougie avant de continuer notre route.

Schwyz

La descente jusqu’à Schwyz nous a semblé interminable. 900 mètres de descente en 6 kilomètres, principalement en forêt. Le sol était boueux et glissant par endroits, parfois couvert de pierres rondes qui roulaient dès que nous y posions le pied, toujours très raide. Je progressais lentement, de peur de ne me tordre une cheville ou de chuter. De très rares et courts passages moins raides nous permettaient de relâcher un peu la foulée, mais quand nous sommes parvenus à Schwyz il nous semblait que nos jambes ne savaient plus marcher à plat. Comme si nos pieds étaient inclinés vers l’avant et qu’ils ne pourraient plus jamais revenir à angle droit. C’était vraiment pénible !

Nous avons mangé à l’ombre d’un clocher d’une église très moderne. Une pèlerine, autrichienne d’après son accent, est passée et nous avons échangé trois mots. Elle est toutefois partie après quelques minutes seulement et nous n’avons pas pu en apprendre beaucoup sur elle.

Brunnen

Après dîner, j’ai appelé ma mère pour prendre des nouvelles de Logan. Elle est toujours assez calme mais ne semble pas trop souffrir. Tant mieux. Nous étions d’ailleurs presque contents qu’elle ne soit pas là sur la dernière partie de l’étape. Un peu plus de cinq kilomètres nous séparaient de Brunnen et le chemin traversait alors la plaine, au milieu de champs en plein soleil. Il faisait vraiment très chaud et des gouttes de sueur ne cessaient de couler le long de nos visages, nos t-shirts étaient détrempés et nos bras luisaient délicieusement.

Même si nous apprécions la chaleur, nous étions ravis d’atteindre la ferme où nous dormons, juste à l’entrée de Brunnen. Nous étions naturellement un peu sceptiques, pour ne pas dire complètement terrorisés, à l’idée de dormir à nouveau sur la paille… Notre première nuit épouvantable dans une grange nous avait suffi, mais nous renouvelions malgré tout l’expérience. Le cadre est déjà tout à fait différent. La première fois, deux bottes de paille avaient été déposées dans un coin au milieu des tracteurs et des stocks de bois. Cette fois-ci, toute la grange est destinée aux “dormeurs sur paille”, avec des tables, une petite cafétéria et plusieurs coins pour dormir. Nous avons choisi une paillasse pour deux un peu à l’écart et avons couru jusqu’à la douche, trop heureux de nous laver et revêtir des habits propres et secs.

Nous avons fait un petit tour en ville et avons atteint le lac des Quatre Cantons. La vue sur les montagnes se jetant dans l’eau si claire est époustouflante ! Nous nous sommes assis un moment sur de grandes marches et avons mangé une glace tout en trempant nos pieds dans l’eau froide. Après quelques secondes à peine, la température nous a semblé plaisante. Le soleil, les vaguelettes qui caressaient nos mollets, la vue superbe : nous avons hésité à dormir là plutôt que tenter le diable sur la paille…

Nous sommes malgré tout retournés à la ferme et avons remarqué que deux autres pèlerines plus âgées dorment également là. Elles ont installé leurs affaires dans un coin aussi loin que possible du nôtre et étaient assises sur la table dehors quand nous sommes revenus. Nous nous sommes également assis là en mangeant de la pastèque pour lire et écrire mais elles nous ont royalement ignorés. En écoutant leurs discussions, nous avons compris qu’elles sont aussi parties d’Einsiedeln ce matin. Sauf que le Haggenegg leur semblait infranchissable, donc elles ont été plus loin et ont pris un bus pour passer les montagnes. Elles se sont ensuite baignées dans le lac de Lauerz avant de prendre un autre bus jusqu’à Brunnen où elles se sont aussi baignées. Rude journée ! J’espère qu’elles ont au moins marché du lac à la ferme…

Nous avons cuisiné un repas digne d’un restaurant gastronomique : salade de cervelas dans son gobelet de plastique. Un cervelas chacun, du fromage d’alpage qui a voyagé un peu au chaud, une sauce à salade. Le tout dans un petit gobelet en plastique car nous avons laissé nos Tupperware à la maison. La grande difficulté de la recette, c’est de mélanger le tout sans en mettre partout… Nous étions tous fiers de notre plat hyper élaboré et ma foi très bon et sommes sortis. Une amie des deux pèlerines les avait rejointes pour le souper qu’elles avaient commandé à la gentille fermière. Une très grande ration de “macaronis des Alpes” avec de la compote de pommes trônait entre elles. Je leur ai demandé si nous pouvions manger en leur compagnie et elles ont acquiescé. Puis elles ont remarqué nos gobelets pleins de saucisse et ont à peine dissimulé leur dégoût et leur affliction en disant : “Vous ne voulez pas plutôt manger un vrai repas ? On a beaucoup trop de pâtes…” Non merci, notre plat bientôt cité dans le Guide Michelin nous convient parfaitement ! Je leur ai posé les quelques questions usuelles de pèlerin, auxquelles elles ont répondu très brièvement, puis elles ont discuté entre elles et ne nous ont plus adressé la parole. C’était un peu dommage à mon avis…

Au moment où nous préparions notre paillasse pour aller nous coucher, un couple est arrivé. La dame est venue discuter un petit moment et elle semble tout à fait sympathique. Puis son mari s’est joint à la conversation… Il nous a demandé si nous étions des pèlerins et quand nous lui avons répondu par l’affirmative il a dit : “Ah, c’est vraiment une connerie ce pèlerinage ! Moi ça m’a bousillé la santé, j’ai fini aux urgences et non pas à Compostelle !” Il a encore craché un peu sur les hébergements en France et les chemins en Espagne avant de nous demander le poids de nos sacs. Nous lui avons répondu que nous portons environ 11 kilos chacun en comprenant l’eau et la nourriture et il a dit : “11 kilos, oui c’est bien ça. Moi quand j’étais parti j’avais 34 kilos.” Je lui ai fait répéter. Oui oui, 34 kilos ! 34 kilos ! Mais comment est-ce possible ? Pascal et moi avons tous deux lu le livre de Sarah Marquis qui part en autonomie complète au milieu d’un désert où il fait -20° C et elle porte 30 kilos sur son dos. Elle a des habits chauds, une tente, un réchaud et des réserves d’eau et de nourriture pour plusieurs jours et elle porte moins de poids que cet illuminé qui marche sur des chemins où il fait bon chaud avec un magasin tous les 5 kilomètres et qui dort dans des gîtes. Nous n’avons toujours pas compris. Il a jugé bon par contre de nous signaler que nos sacs de couchage étaient trop lourds…