J’ai très mal dormi. Nous nous sommes couchés tard en raison de nos longues recherches infructueuses et je n’avais pas l’esprit tranquille. Pendant que je dormais, mon esprit cherchait encore des alternatives, voulait consulter les horaires des bus vers tel ou tel village, proposait d’autres solutions, réalisait tout à coup qu’il n’y en avait aucune et que nous étions venus jusqu’ici pour rien…
Le réveil a sonné à 6h40 ; nous étions déjà tous deux réveillés par les gigotements de Logan et notre inquiétude. Nous avons préparé nos affaires, constatant que les habits lavés hier n’étaient pas secs, puis nous sommes allés déjeuner. Le buffet déjeuner d’un hôtel 4 étoiles dans un château en vaut le détour ! Nous avons mangé plus que de raison et cela nous a un peu remonté le moral. Nous trouvions dommage de ne pas avoir pu profiter de notre soirée comme nous l’aurions voulu, n’ayant pas le temps de nous étirer, prendre soin de Logan, nous reposer, lire, etc. Au moins étions-nous satisfaits d’avoir su apprécier le déjeuner.
Il pleuvinait quand nous avons pris la route. Cette petite pluie ridicule, bonne uniquement à salir les lunettes, comme celle qui tombe sur les bottes de persil et de ciboulettes dans les supermarchés. De l’eau vaporisée, rien de plus. Nous n’avons pas eu besoin de sortir les K-ways, mais le fond de nos pantalons s’est vite retrouvé trempé.
Nous avons suivi un joli sentier de terre dès la sortie d’Abenberg, entre des champs de maïs et de céréales. Le premier village que nous avons traversé, après 4 kilomètres et un peu moins d’une heure de marche, nous a laissés sans voix. Plusieurs maisons avaient des coquilles Saint-Jacques à leur porte, indiquant que les pèlerins étaient les bienvenus, signalant la distance restante jusqu’à Compostelle, proposant de se servir de pommes à l’arbre avant qu’elles ne tombent et soient gâchées. Toutes ces petites attentions nous ont donné le sourire. Peut-être que nous allions nous sentir plus à notre place dès lors. La réponse est pour l’heure plutôt non et ce village fait figure d’exception, mais nous avons au moins retrouvé l’espoir d’en traverser d’autres.
Nous avons voulu faire une pause dans ce petit village et avons cherché l’église. Comme tout était mouillé après la pluie violente de la nuit, nous aurions apprécié pouvoir nous asseoir au sec. Il doit s’agir du seul village de tout le pèlerinage de Compostelle, toutes voies confondues, dont le chemin ne passe pas devant l’église… Rien n’est jamais parfait !
Comme nous nous sentions en forme, nous avons alors décidé de nous rendre au prochain village 3 kilomètres plus loin. Le chemin alternait alors entre bosquets et champs et la pluie avait cessé. Soudain, Logan a détalé et nous avons aperçu bien trop tard la biche qu’elle poursuivait. Nous avons tous deux lâchés nos sacs par terre et avons couru derrière elles, tout à fait inutilement, appelant notre chienne tout aussi inutilement. Nous n’étions pas sereins, car les deux bêtes semblaient évoluer au même rythme et nous avons pensé que Logan pourrait parcourir une longue distance avant d’être semée et rebrousser chemin. Elles ont quitté le champs de maïs et après quelques minutes nous avons vu Logan revenir depuis une route, heureusement très peu fréquentée à ce moment. C’est vraiment embêtant, car nous n’avons d’habitude aucun problème à la promener sans laisse puisqu’elle ne s’éloigne jamais et obéit plutôt bien. Mais là, au milieu de la nature, nous ne pouvons pas prendre le risque qu’elle pourchasse chaque jour un nouvel animal… C’est une situation que nous n’avons jamais entraînée avec elle, habitant en ville et la lâchant dans des endroits où il n’y a généralement pas d’animaux, si ce n’est des vaches face auxquelles elle se fait toute petite. Si à tout hasard un expert en dressage nous lit, nous acceptons volontiers ses conseils !
Nous avons tenu Logan en laisse le reste de la journée, même si le chemin passait principalement en forêt. Nous avons réalisé à quel point nous devons être pratiquement seuls sur cette voie, car le chemin est à peine marqué et nous évoluions la plupart du temps dans des hautes herbes. Les viles orties, comme hier, étaient présentes en masse. Nous étions cependant plus couverts en raison du mauvais temps et avons ainsi pu déjouer leur odieux plan de nous picoter. Le sol des forêts regorgeait tantôt de myrtilles, tantôt de mûres, avec quelques fraises des bois par-ci, par-là.
Le chemin est tellement peu fréquenté qu’au moment où j’ai eu besoin de soulager une petite envie pressante, je n’ai même pas songé à trouver un coin un peu isolé. La probabilité de croiser la première personne de la journée à ce moment-là me paraissait trop faible pour me cacher… Aucun risque !
Nous avons fait des pauses dans deux villages, une fois assis sur nos sacs, la seconde sur un petit banc à l’abri d’un grand tilleul. Nous étions tout à fait dans les délais pour arriver avant 14 heures à Igelsbach, heure à laquelle partait l’unique bus pour Gunzenhausen. Tout en marchant, nous envisagions les solutions qui s’offraient à nous si nous ne trouvions aucun hébergement les jours suivants. Nous avons pensé à dormir dehors, à la belle étoile, mais la météo annonce du mauvais temps pour les prochains jours. Acheter une tente, pourquoi pas, mais ils n’en vendent sûrement pas à Igelsbach ou Frickenfelden… Les deux meilleures alternatives auxquelles nous avons pensé consistaient à dormir dans une petite tourelle de chasseur ou demander à un fermier de nous loger dans sa grange, sur une botte de paille. Nous avons également pensé aux abribus, mais il n’y en avait aucun dans les villages traversés, l’arrêt de bus se limitant à un simple poteau sur lequel sont placardés des horaires si peu fournis que personne ne remarquerait une grève des transports. Bon, autant dire qu’aucune de ces idées ne nous charmait réellement, surtout qu’il faisait assez froid et que tout était mouillé. Nous ne sommes pas de ces gens qui osent frapper à la porte d’un inconnu pour demander le gîte et le couvert. Je trouve cela génial et j’accueillerais volontiers quelqu’un venu toquer à ma porte, mais je ne me sens pas de le faire. Surtout à deux, avec un chien…
Dans la forêt peu avant Kalbensteinberg, une coquille en argile avait été clouée à un arbre. Sur celle-ci, on pouvait lire que des hébergements jacquaires étaient disponibles gratuitement à Gunzenhausen. Pascal a appelé le numéro indiqué et une dame lui a donné les numéros de trois familles. Gros regain d’espoir ! (Je tiens à préciser au lecteur qu’il est inutile qu’il espère avec nous, car cela ne débouchera sur rien si ce n’est des déceptions. Du moins pour le moment…) La première famille, dont le papa est vétérinaire et acceptait ainsi les chiens, n’avait pas de lit disponible car tous leurs enfants étaient à la maison. Saletés de gamins ! Les deux autres numéros ne répondaient pas… C’est forcément déçus que nous avons repris l’ascension de la petite colline. Le chemin était très mal indiqué à partir de là et nous étions sûrs d’être perdus avant d’entrevoir le village derrière une butte. Nous avons sonné à une porte qui loue des maisons de vacances. Le propriétaire n’a même pas daigné descendre ouvrir, beuglant depuis l’étage qu’ils étaient complets.
Il restait 2,5 kilomètres jusqu’à Igelsbach sur une petite route de campagne. Nous les avons parcourus d’un bon pas et avons atteint le village avant 13 heures. Cela nous laissait une bonne heure pour trouver une dernière solution avant de devoir prendre l’hypothétique bus de 14 heures. Nous avions essayé d’appeler hier une maison d’hôtes, mais celle-ci est fermée le jeudi et ne répondait donc pas. Nous avions alors toujours l’espoir qu’il lui resterait une chambre, ne comprenant pas très bien comment un hébergement à Igelsbach pourrait être complet à moins qu’il n’y ait une fête du fumier… Dans le village, nous avons aperçu une autre maison d’hôtes et avons été sonner. Le jeune homme qui m’a ouvert faisait des travaux et je lui ai demandé s’ils étaient fermés.
- "Non, non, c’est ouvert, par contre nous ne faisons pas de cuisine chaude.
- Ce n’est pas pour manger. Avez-vous une chambre de libre pour ce soir ?
- Euuuuh… non…"
Il avait l’air tellement dérouté par ma question que ça ne m’aurait pas surprise s’il avait ajouté : "mais pourquoi aurions-nous des chambres ? Est-ce que ça a l’air d’être une maison d’hôtes à ton avis ?!" Il nous a par contre gentiment indiqué l’emplacement de l’autre maison d’hôtes, qui elle a curieusement des chambres.
En arrivant devant celle-ci, nous avons lu le panneau “Zimmer frei”. Wooh ! Impossible ! C’est à nouveau remplis d’espoir que nous avons poussé la porte de l’établissement. Personne à priori, nous avons été jusqu’à la première porte ouverte sur notre droite. Un couple assez âgé se trouvait là, l’homme debout, la femme assise dos à nous. Aucun des deux n’est venu à notre rencontre. Nous leur avons dit que nous leur avions envoyé un email hier soir pour savoir s’ils avaient des disponibilités.
- "Hier c’était notre jour de repos. On ne lit pas les emails les jours de repos.
- Nous pensions que peut-être vous l’auriez vu ce matin… Peu importe, nous avons vu dehors que vous avez des chambres libres.
- Non. Il y a une chambre individuelle seulement."
A ce moment-là, nous nous sommes regardés et nous avons hoché la tête. Un seul lit, c’était bien mieux que sauter 50 kilomètres ou dormir dans un cabanon de chasseur. La femme a intercepté notre regard et s’est empressée d’ajouter : "C’est trop petit pour vous deux. Y a pas de chambre. Au revoir."
Bon… Merci pour l’accueil ! Nous sommes ressortis, encore un peu plus dépités et avons rejoint l’arrêt de bus juste en face. Il y avait une table de pique-nique à quelques mètres de là, à laquelle nous avons grignoté un peu en attendant. Pour une fois, il y avait aussi un abribus bien protégé, et nous nous sommes dit que s’il n’y avait pas de bus nous dormirions là. Les gens que nous croisons ne doivent pas bien réaliser ce qu’est une longue randonnée. Pèlerinage, trek, peu importe, le principe est le même : on est à pied. Généralement sans accès à Internet, pour certains sans téléphone, avec des moyens plus ou moins limités. Quand tout le monde nous claque la porte au nez, nous ne pouvons pas tout simplement aller au village suivant sans savoir si nous allons être mieux reçus. 10 kilomètres, c’est deux heures de marche. Ce n’est pas négligeable. A moins de se lancer dans un trek “sauvage” en autonomie, les pèlerins ont besoin d’un minimum d’entraide et de soutien. Peut-être que ce que j’écris est mal perçu et que certains se disent que nous devons assumer nos choix et nous attendre à ce que personne ne veuille nous aider, puisqu’ils ne nous doivent absolument rien et nous n’avons rien à leur demander. C’est peut-être vrai, mais c’est un peu triste. Nous sommes partis sur ces chemins de Saint-Jacques avec l’espoir d’y retrouver un esprit de partage et de solidarité. Il n’en est rien pour l’instant.
Vers 13h40, un minibus est passé en trombe et a planté les gommes en nous voyant. Pascal est allé demandé s’il allait à Gunzenhausen. Non, mais la conductrice est descendue pour nous renseigner. Elle a regardé l’horaire affiché et nous a indiqué que c’était l’autre compagnie de bus qui assurait la liaison entre Igelsbach et Gunzenhausen. Il y a juste deux lignes et moins de cinq bus par jour en tout qui s’arrêtent là, mais deux compagnies ! La dame a regardé l’horaire d’un air très sceptique et a dit qu’il n’y avait pas forcément toutes les liaisons car c’était la période des vacances estivales. Il y a deux bus par jour qui vont à Gunzenhausen : un à 6h44, l’autre à 14h00. Le samedi, uniquement 6h44. Le dimanche rien. En petit en dessous de l’horaire, des indications comme quoi certains bus ne roulent que les jeudis, d’autres uniquement les jours d’école, d’autres ne font pas forcément tous les arrêts car ce n’est plus la même ligne entre deux villages, etc. Nous étions déjà peu sûrs de nous, et nous apprenons en plus que l’horaire affiché n’est pas le bon car c’est l’été ?! Je lui ai demandé si elle pensait qu’il y aurait un bus. Elle a juste répondu : “on dirait qu’il n’y a pas d’indication contraire, mais ce n’est peut-être pas le bon horaire et ce n’est pas sûr. Peut-être, peut-être pas. Bonne chance !”
Elle est repartie et nous avons décidé d’arrêter de regarder l’abribus jusqu’à 14 heures, laissant quand même une chance à ce foutu bus. A 13h45, nous étions tous deux debout à l’arrêt, prêts. Nous ne voulions pas prendre le risque d’être assis à table cinq mètres plus loin, de ne pas voir arriver le bus car nous ne savions pas d’où il devait surgir, et de le voir filer sans nous. Ah non !
Un peu avant 14 heures, une voiture s’est arrêtée à notre hauteur et le conducteur nous a demandé si nous allions à Gunzenhausen. Nous n’avons pas hésité une seconde : nous n’allions pas refuser la proposition de ce gentilhomme sans savoir si le bus était un mythe ou la réalité ! Nous avons posé nos sacs dans son coffre et nous apprêtions à monter à bord quand il nous a dit : “ça fait 6 euros 80. Vous avez besoin du ticket ?” J’ai mis un petit moment à comprendre, Pascal aussi. Jusqu’à ce que le monsieur sorte une machine pour rendre les pièces comme on en trouve dans les bus, et des billets de transport tout à fait normaux. C’était le bus. La voiture était le bus. Je répète : la voiture était le bus ! C’est juste incroyable…
Le chauffeur de bus nous a expliqué qu’il n’y avait jamais plus de deux personnes sur cette ligne, donc une voiture suffisait. Tu m’étonnes ! Vu comme les gens sont chaleureux et aimables, moi non plus je ne voudrais pas retourner à Igelsbach, et vu le nombre de bus qui sont en fait des voitures et la clarté des horaires, j’aurais aussi acheté une voiture… Je lui ai posé quelques questions et lui ai expliqué notre situation, sans comprendre la moindre de ses réponses. L’accent local n’est pas toujours évident à comprendre, même pour Pascal qui parle vraiment très bien allemand. J’ai donc poliment répondu par des “ah” et des “ah ja” impressionnés et j’ai arrêté de lui poser des questions. Une fois arrivés à Gunzenhausen, il nous a indiqué un hôtel et s’est empressé de partir. L’hôtel en question était complet...
Deux solutions s’offraient à nous : aller à la gare pour prendre le bus vers Oettingen ou aller à l’office du tourisme. Nous avions regardé hier comment rejoindre Oettingen et ça semblait très laborieux : plus d’une heure et demie de transport, plusieurs changements. J’ai proposé d’aller plutôt à l’office du tourisme, qui pourrait mieux nous renseigner sur le trajet qui ne partait peut-être pas du tout de la gare. C’était également l’occasion d’abattre notre dernière carte et voir s’ils avaient connaissance d’hébergements ou d’accueils jacquaires disponibles. Bingo ! Les deux demoiselles qui travaillaient là se sont immédiatement lancées dans plusieurs recherches dès que nous leur avons fait part de notre problème. Un coup de fil infructueux, un deuxième qui paie ! Un hôtel qui affichait complet hier, mais qui apparemment avait encore une chambre libre et acceptait les chiens. La dame nous a dit que c’était un peu bizarre, que nous pouvions aller voir et revenir si nous voulions qu’elle cherche autre chose. J’aurais pu l’embrasser.
Nous nous sommes empressés de nous rendre à l’hôtel et avons découvert la chambre, certes particulière mais juste parfaite dans notre cas ! Nous avons demandé à ma soeur Isabelle d’annuler l’autre hôtel à Oettingen. Immédiatement, nous avons tenté de joindre les prochains hébergements. Sans succès. J’ai alors proposé à Pascal de retourner à l’office du tourisme, car ils avaient l’air de posséder des listes bien plus longues et d’êtres bien plus efficaces. Nous avons eu raison : la charmante demoiselle avait une dizaine de possibilités d’hébergement dans un village où nous n’avions qu’une adresse complète et un hôtel n’existant plus. Quelques téléphones, toujours avec le sourire, et elle nous a réservé les deux prochaines nuits dans des villages qui conviennent parfaitement en terme de distance. J’aurais pu l’embrasser à nouveau, ainsi que sa collègue qui ne s’est pas occupée des autres clients pour aussi chercher des adresses. Nous leur enverrons sans faute une carte postale depuis Rome si nous y parvenons ! Maintenant que nous avons deux nuits assurées, nous pouvons dormir sur nos deux oreilles. Nous allons tâcher de réserver encore une ou deux nuits pour assurer le coup, et toujours garder cette marge.
Finalement, nous avons parcouru 13 kilomètres en bus que nous n’allons pas refaire à pied. Un petit trou dans notre pèlerinage qui nous aurait rongé il y a trois ans, mais qui aujourd’hui ne nous dérange pas. L’idée de retourner à Igelsbach ne nous motive absolument pas et cela nous permettra de passer plus de temps en Italie !