Le problème des nuits en dortoirs, c’est qu’il y a d’autres personnes. Quand c’est un hébergement pour pèlerins ce n’est d’ordinaire pas très contraignant car tout le monde se couche et se lève plus ou moins en même temps. Mais dans une auberge de jeunesse il y a autant de rythmes que des personnes. Pascal et moi sommes allés au lit vers 22 heures et j’étais alors seule dans le dortoir des femmes. J’ai lu un petit moment avant d’essayer de dormir un peu, car je savais que j’allais être réveillée aussitôt que quelqu’un entrerait. Si je dors généralement facilement malgré le bruit, je savais que Logan aboierait dès que quelqu’un viendrait. Je l’avais attachée au pied de mon lit et espérais qu’elle ne provoquerait pas de crise cardiaque à mes colocs d’une nuit, qui ignoraient sa présence. Je suis parvenue à dormir une demi-heure avant que la première n’arrive. Logan a aboyé et la fille, qui avait le lit au-dessus du mien, s’est approchée pour la caresser et lui parler. Logan ne l’a pas plus appréciée pour autant et a continué à grogner. La fille a alors décidé que rien ne convenait dans la chambre. Elle a déplacé Yvon pour ouvrir la fenêtre plus grand, a levé les stores que j’avais baissés, cherchait à fermer la moustiquaire que j’avais déjà fermée. Tout cela en me parlant sans cesse. Elle n’a pas dû se douter que si j’étais allongée dans mon lit et que la lumière était éteinte, il y avait des chances que je veuille dormir et non pas faire la causette… Pour être honnête, j’étais vraiment énervée d’être importunée alors que nous avions réservé une chambre privative. J’ai dû prendre sur moi pour ne pas envoyer paître cette demoiselle après quelques minutes, faisant preuve de tout le savoir-vivre inculqué par mes parents dans ma tendre enfance. Malgré tout, ma patience a eu des limites quand elle a eu fini d’arranger la chambre, qu’elle s’est assise face à Logan qui lui montrait toujours les crocs et qu’elle a voulu que nous nous racontions nos vies. Moi je voulais dormir et qu’elle foute la paix à mon chien. Je suis restée polie malgré tout car elle ne méritait pas de pâtir de ma mauvaise humeur, mais j’ai réduit mes réponses à des simples “yes” et “no”, puis à des “mmh-hh” et je me suis recouchée en baillant et lui répondant par des marmonnements de plus en plus inaudibles. Elle a ensuite passé une heure dans la salle-de-bains. J’avais retrouvé le sommeil, puis elle est ressortie et Logan a recommencé à grogner et aboyer en la voyant. Je n’ai pas daigné la calmer et ai continué à dormir, jusqu’à ce que la fille me raconte à nouveau sa vie et m’explique qu’elle ne trouvait pas d’autres prises pour charger son natel que celle que j’utilisais. Je n’ai rien répondu, sauf un “no” las quand elle m’a demandé si elle pouvait récupérer la prise.
La deuxième fille est revenue plus tard et Logan n’a grogné qu’une toute petite fois, ne me réveillant même pas vraiment. Elle l’avait déjà vue auparavant et semblait mieux la tolérer. La troisième fille n’est jamais venue. Zaï-zaï-zaï-zaï.
J’avais mis le réveil à 5h30 pour nourrir Logan. J’ai hésité à profiter de l’occasion pour parler de curling ou de trompette à la fille du haut, pour qu’elle comprenne que ce n’est pas agréable de papoter quand on souhaite dormir. Mais je suis quelqu’un de bien des fois, alors je ne l’ai pas fait. Je me suis rendormie un moment et nous avons quitté l’auberge une heure plus tard, alors que tout le monde dormait encore.
Nous avions convenu de prendre un bus jusqu’au centre. A cette heure matinale, nous pensions qu’il n’y aurait pas de problèmes d’horaires. Et bien malgré tout, le bus est arrivé en retard. Le chauffeur semblait tout désolé de ne plus avoir de billets et j’ai pris un air contrit et compatissant en lui répondant que tant pis, nous ne paierions pas. Nous avons donc voyagé gratuitement jusqu’au centre-ville.
J’aime bien me promener en ville tôt le matin, quand les rues petit à petit se réveillent. Les premiers rideaux métalliques se lèvent, les machines oranges parcourent et nettoient chaque trottoir avec leurs grosses brosses, les voitures sont rares et plus tranquilles, les cyclistes et piétons sont bien habillés pour aller travailler. Les boutiques sont encore fermées et dans la nuit derrière leurs vitrines. Les cafés semblent posséder le monopole de la vie et tout le monde s’arrête pour un cappuccino, un croissant, un journal. Un réveil en douceur. Et quand les premiers rayons du soleil éclairent d’orange les étages les plus hauts, cette activité ralentie et partagée par une minorité de lève-tôt se retrouve petit à petit engloutie par un dynamisme plus grand. Les écoliers arpentent les rues en bandes, les klaxons commencent à retentir, les bus déversent des foules d’employés pressés. Le nouveau jour a commencé.
Nous avons traversé tout ce centre-ville en réveil avant d’atteindre la banlieue une heure plus tard. Nous avons marché dans un petit parc puis avons dû traverser un gros axe routier. Il y avait un énorme rond-point qui menait entre autre sur l’autoroute et aucun passage ou trottoir n’était prévu pour les piétons. Nous avons donc dû emprunter ce rond-point comme les voitures et les camions très nombreux à cette heure. Je trouve cela fou qu’ils ne trouvent pas d’alternatives pour éviter ces passages dangereux !
Nous avons ensuite marché le long d’une route pendant quelques kilomètres et c’était très peu stimulant. Après Ospedaletto, nous avons emprunté un raccourci qui nous faisait gagner près de deux kilomètres et nous permettait de marcher sur un sentier en terre au lieu de la route goudronnée. Le chemin officiel effectue ce détour pour conduire le pèlerin à une église. Nous avions cherché des photos sur Google et l’église semblait totalement décrépite, donc nous préférions aller au plus direct et sur un chemin plus agréable.
Parvenus à Belgioioso, nous avons quitté la Via Francigena pour faire une pause sur la place centrale où se trouvent des bancs. Un journaliste italien s’est arrêté à notre hauteur pour nous vanter les qualités de la Sabbiosa, la spécialité de la boulangerie située vingt mètre plus loin. Il finissait sa part et se léchait les doigts tout en nous expliquant qu’à chaque fois qu’il passait dans la région il s’arrêtait pour en acheter. Ce n’est pas le genre de publicité qui nous laissent insensibles et j’ai aussi été acheter nos parts de Sabbiosa. La boulangerie était tenue par trois petites dames âgées, au moins septuagénaires. J’ai demandé une tranche à une des dames qui m’a fait un clin d’oeil et m’a mis les deux dernières tranches dans un sachet, puis un deuxième sachet avec toutes les miettes. “T’inquiète, on dit rien aux autres ! On va fermer donc c’est mieux que je te l’offre !” Ce gâteau épais d’une dizaine de centimètres est extrêmement friable et sucré. Nous l’avons mangé en dessert durant la pause de midi un peu plus tard, et avons eu de la peine à finir nos parts. C’est un gâteau assez simple et bon, mais pas de quoi revenir exprès pour en acheter, à notre avis.
Nous avons analysé la suite de l’étape après avoir acheté les tranches de Sabbiosa. Nous possédons deux guides : un en anglais très précis dans ses indications, le second avec uniquement les cartes des étapes et le dénivelé. Le guide anglais proposait de rejoindre Santa Cristina e Bissone en 8 kilomètres au lieu de 12 sur les cartes. Les deux villages ne sont en réalité séparés que de 6 kilomètres mais la route qui les relie est très passante et dangereuse. Le livre avec les cartes propose ainsi un énorme détour au milieu de nulle part tandis que l’anglais présente un tracé qui passe par un village en plus mais longe sur quelques centaines de mètres la grosse route pour traverser une rivière. Nous avons choisi cette deuxième option.
Nous avons ainsi suivi la Via Francigena sur une route pendant deux kilomètres environ, avant d’emprunter un chemin en gravier dans les champs alors que le tracé officiel partait plus au sud. Nous avons ensuite rejoint le gros axe routier et nous ne nous attendions pas à ce qu’il soit aussi dangereux. La bande de goudron sur l’extérieur était très étroite et avec Logan c’était un peu compliqué. De très gros camions ne cessaient de circuler à toute vitesse, collés par des voitures impatientes de pouvoir dépasser. La plupart des véhicules s’écartaient au maximum à notre hauteur, mais lorsque deux semi-remorques devaient se croiser nous nous plaquions contre la glissière et rentrions nos bedaines. J’exagère peut-être un peu, mais franchement je n’étais pas rassurée. Un automobiliste distrait, au téléphone, qui fait un tout petit écart sur la droite et nous étions morts. Nous avons avancé le plus vite possible, très attentifs à la réaction des véhicules arrivant en face, et étions soulagés quelques minutes plus tard en parvenant à Corteolona. Nous avons mangé sur la charmante place de ce village et dégusté les Sabbiosa avant de reprendre la route. Un petit sentier très agréable dans un bosquet nous a conduits jusqu’à Santa Cristina e Bissone, où nous avons longé un moment les rails. Enfin, nous avons progressé pendant une petite heure dans des forêts artificielles où tous les arbres sont alignés et qui grouillent de chenilles noires à poils blancs.
Nous avons mis un bon quart d’heure à Miradolo Terme pour comprendre où se trouvait le gîte paroissial. Il nous fallait en fait trouver la maison du curé, qui nous menait ensuite lui-même au gîte. Celui-ci a été aménagé dans l’ancienne salle de projection d’un cinéma aujourd’hui fermé. Il comprend une pièce avec trois lits, un quatrième lit dans une petite chambre attenante, une petite salle-de-bains et une dernière pièce avec une table et quelques chaises. C’est très exigu et sommaire mais cela nous convient parfaitement. L’espace est relativement propre, la douche était très agréable et les lits semblent confortables. Nous sommes de plus seuls ici ce soir, ce qui nous permet de nous étaler un peu.
Nous avons fait un petit tour du village pour acheter de quoi manger. Comme les villages que nous voyons depuis quelques jours, celui-ci paraît vivant et coloré. Les petits commerces et cafés semblent fréquentés, les pavés sont en parfait état et les façades ont été repeintes quelques fois depuis la deuxième Guerre Mondiale. Il y a des fleurs aux fenêtres, des gens dans les rues, des trottoirs. C’est bien plus agréable pour nous de terminer nos étapes dans des lieux comme celui-ci que les villages abandonnés et ternes que nous avons traversés dans la Vallée d’Aoste et le Piémont.