Entrée en Emilie-Romagne

Vers 7 heures, nous quittions le petit gîte et prenions la route alors que la brume n’avait pas encore levé son voile. Après avoir comme souvent acheté des croissants dans un café, nous avons quitté le village en mangeant. Pendant trois kilomètres environ, nous avons marché sur une belle piste cyclable très récente et séparée de la route par une large bande de gazon. Il s’agit de la première véritable piste cyclable que nous voyons depuis que nous sommes en Italie et d’autres villages devraient s’en inspirer. Quand on voit à quel point la région est plate et rurale, le tourisme cycliste représente assurément un axe à développer.

Chignolo Po

Nous avons ensuite marché dans les champs, dans de l’herbe, et en avons profité pour lâcher Logan. Celle-ci devient folle de marcher sans cesse en laisse et a besoin de ses cinq minutes de folie le matin pour se défouler. Nous ne l’avons pas lâchée du tout depuis quelques jours et elle était vraiment insupportable ce matin. Après quelques allers-retours à toute vitesse, elle semblait satisfaite et nous avons pu la rattacher en arrivant à Chignolo Po.

Un immense château en briques fait la fierté du village et il semble en particulièrement bon état. Il manquait juste un banc pour que l’endroit soit parfait, c’est pourquoi nous nous sommes assis un peu plus loin sur les marches devant une chapelle. Nous avions une belle vue sur un carrefour et quelques minutes ont suffi à nous conforter dans l’idée que les Italiens conduisent vraiment comme des pieds. A part une camionnette qui a calé, aucun véhicule ne s’est arrêté au stop. Et je ne parle pas d’un stop un peu coulé : tous sont passés en trombe et la plupart ont complètement mordu le virage. Deux automobilistes ont aussi pris le virage sur la piste de gauche afin de garer leurs voitures sur la route et s’en aller. J’ignore s’ils ont tous des réflexes surhumains ou s’ils sont simplement chanceux, mais ils conduisent vraiment mal et cela semble bien leur réussir !

Rencontres

A la sortie du village, un homme s’est arrêté pour nous dire par la fenêtre de sa camionnette que nous devrions suivre la piste cyclable un peu plus loin au lieu de la route. Un autre homme venant en face s’est également arrêté et nous a indiqué l’emplacement du prochain bistro. C’était charmant de leur part, mais la piste cyclable ne figurait pas sur notre carte et nous ignorions ainsi le détour que cela impliquait donc nous avons plutôt continué sur la même petite route. Et puis nous venions de faire une pause donc le bar du second monsieur se trouvait trop proche pour nous intéresser. C’est néanmoins très sympathique de voir que les gens sont bien plus ouverts qu’en Allemagne ou même en Suisse. Nous discutons facilement avec des inconnus dans la rue, qui s’intéressent à ce que nous faisons, nous donnent des conseils ou nous racontent simplement leur vie. Beaucoup s’arrêtent pour les beaux yeux de Logan, essaient de la caresser et nous posent des questions sur ce husky étrange. Les bergers australiens ne sont pas nombreux par ici non plus… Un vieux monsieur à vélo est descendu de sa selle pour marcher une centaine de mètres avec nous et papoter. Il va être arrière-grand-père sous peu et nous a parlé des belles villes d’Italie et du manque de mise en valeur du patrimoine. Nous l’avons quitté après la traversée d’une rivière, lui continuant sur la route tandis que nous empruntions un chemin de gravier sur la droite. Ce sentier est balisé par des belles bornes en pierre et en marbre sur lesquelles le pèlerin de la Via Francigena est gravé. De grandes catelles reprennent également ce symbole au sol par endroits. C’est un des premiers tronçons qui semble avoir été aménagé spécialement pour les pèlerins en Italie et ce début d’étape nous a paru particulièrement agréable.

Traversée du Po

Nous avons suivi ce chemin en gravier pendant une heure et demie, jusqu’à atteindre le Po à Corte Sant’Andrea. Il y a deux options pour traverser le Po et rejoindre Piacenza depuis là : parcourir 23 kilomètres, dont 18 sans le moindre hameau, puis prendre le pont au nord de Piacenza, ou alors traverser le fleuve en bateau et marcher les 14 derniers kilomètres jusqu’au centre de Piacenza. L’itinéraire officiel et historique consiste en la deuxième option et c’est celle que nous aurions choisie de toute façon. Jusqu’à hier, nous pensions qu’un ferry permettait de traverser le Po. Nous avons réalisé qu’il s’agit en fait d’un monsieur qui assure la traversée des pèlerins à l’aide de son petit bateau à moteur et contre une petite somme. Cela fait bientôt vingt ans qu’il voue son temps aux marcheurs et je trouve cela fou de me dire que s’il prend sa retraite, se casse une jambe, part en vacances ou est malade les indications de tous les guides seront erronées, tous comme les panneaux officiels de la Via Francigena qui mènent au ponton. Tous les pèlerins dépendent de lui. Nous l’avions appelé hier et avions prévu la traversée à midi.

Nous sommes arrivés une heure plus tôt et avons dîné en l’attendant. J’en ai également profité pour visiter le petit village de Corte Sant’Andrea et j’ai eu l’impression de traverser une rue dans un western. Tout était mort et désolé. Le village forme une sorte de U. Les deux barres verticales du U sont des rues totalement désertées et cédées aux pigeons. Des figuiers ont poussé dans certaines maisons sans toit, des trous béants remplacent la plupart des fenêtres, les autres ont été obstruées par des planches. Les murs ne sont plus droits et menacent de s’écrouler. Sur la barre horizontale du U, une entreprise aussi en ruine tient à peine debout à côté de l’église, elle en plutôt bon état. Une ou deux maisons semblent encore occupées. Quelques pots de fleurs, un petit banc et une fontaine laissent penser que des gens sortent parfois dans la rue. C’est un village très triste où la vie se fait timide.

Le passeur, Danilo, est arrivé un peu avant midi et nous a conduits de l’autre côté du Po, nous faisant par là même quitter la Lombardie pour rejoindre l’Emilie-Romagne. Il nous a dispensé une petite leçon de cathéchisme en nous présentant des briques gravées de poissons, puis nous avons rejoint sa maison. Tandis que Pascal attendait sur le chemin avec Logan, je me suis rendue chez lui pour qu’il tamponne nos crédenciales et que je remplisse son grand registre. Il est resté stupéfait en voyant la crédenciale de Logan et m’a confié qu’il n’avait encore jamais vu ça en bientôt vingt ans. “Je peux mourir maintenant, j’ai tout vu !”

Sur la route

Il nous restait alors 14 kilomètres à marcher et ils ne se sont pas révélés très intéressants. Après une petite demi-heure dans des champs de tomates, nous avons rejoint une route très étroite et fréquentée. Il n’y avait pas assez de place pour que deux véhicules se croisent à notre hauteur et à plusieurs reprises nous avons dû sauter sur le bas-côté car la voiture arrivant en face semblait plus encline à nous écraser que ralentir. Il y avait également beaucoup de camions, déjà presque trop larges pour la piste sans obstacles…

Nous avons suivi cette voie pendant près d’une heure. Seul le dernier kilomètre possédait une piste cyclable et piétonne séparée des voitures. Nous étions soulagés de voir que nous allions entrer dans la ville, pensant que ce serait alors moins dangereux. Et bien nous avions tort ! Nous avons dû traverser la rivière Trebbia sur un pont long de plusieurs centaines de mètres, sur un trottoir large de soixante centimètres environ. Avec Logan à mes côtés, vous comprendrez que c’était étroit ! Je me suis encoublée après quelques mètres dans un petit socle de la couleur du trottoir qui avait dû autrefois posséder des bandes réfléchissantes pour indiquer de nuit l’emplacement du trottoir aux conducteurs. Ces petits socles ont pour la plupart été arrachés et seuls quelques-uns détiennent encore des bandes récléchissantes. Ceux qui restent ne sont vraiment pas visibles si on n’y prête pas attention et il est vite arrivé de s’y prendre les pieds. Le problème, c’est que des motos, des voitures, des bus et des semi-remorques roulent à au moins 80 km/h à quelques centimètres. Autant dire que je ne donne pas cher de la peau de celui qui trébuche et tombe sur la route… J’étais très énervée en traversant ce pont car c’était réellement dangereux. Ce ne serait pas un luxe de sécuriser le passage à l’aide d’une simple barrière ou en diminuant la limite de vitesse. Ou alors de créer une passerelle destinée uniquement aux piétons et vélos.

Ma colère n’a pas cessé quand nous sommes arrivés de l’autre côté du fleuve, car le trottoir a tout simplement disparu et nous marchions sur la ligne blanche, collés à la glissière. Bien que la route était un peu plus large, les véhicules roulaient toujours aussi vite et rapprochés. Un peu plus loin, à l’entrée de la ville, la limite est descendue à 50 km/h et le traffic semblait un peu moins dense. Il n’y avait cependant toujours pas de trottoir, juste la petite bande de goudron à droite de la ligne extérieure de la route. Des voitures y étaient souvent parquées et nous devions les contourner par la route. Il y avait près de quatre kilomètres ainsi et nous avons décidé de prendre un bus jusqu’au centre. Tant pis pour nos principes et s’il nous manque quelques kilomètres au final ! Sauf que nous n’avons rien compris aux horaires des bus… Comme nous n’en avions pas encore vu passer, nous n’avions pas l’impression qu’il y en aurait des dizaines et nous avons finalement préféré marcher plutôt qu’attendre une heure un bus qui n’arriverait peut-être jamais et nous conduirait nous ne savions où. Il n’y avait en effet aucun plan, juste la liste des rues et nous ne possédions pas de carte de la ville donc impossible de savoir si c’était au centre ou non. Nous avons marché près d’un kilomètre dans un quartier militaire, entre de hauts murs en briques couronnés de fils barbelés, surveillés çà et là par des miradors. Là, nous avions juste envie de dire : “Youhou ! Qu’est-ce qu’on s’éclate !” Nous avons ensuite traversé une zone commerciale et avons fait quelques emplettes pour Logan dans une animalerie avant de boire un thé froid au McDonald’s pour nous reposer un peu et utiliser leurs toilettes. Encore une bonne demi-heure avant d’atteindre les rues pavées du centre de Piacenza et enfin délaisser ce bord de route mal terminé.

Hôtel miteux

Nous avons trouvé rapidement notre hôtel et avons été accueillis par un réceptioniste un peu particulier. Il voulait nous donner la chambre 52 mais la clé ne se trouvait pas sur son crochet. Le réceptioniste est resté face au tableau des clés pendant une très longue minute, répétant sans cesse “Cosa ?” Il a ensuite fouillé son bureau avant de se retourner vers le tableau des clés et redire plusieurs fois “Cosa ?” comme si cela allait faire réapparaître miraculeusement la clé. Réalisant que son interrogation pourrait encore durer une heure, je lui ai suggéré d’aller voir sur la porte de la chambre à tout hasard. Une lumière a traversé son regard et il a quitté la réception sans un mot. Bien sûr, il est revenu bredouille quelques secondes plus tard et a encore regardé plusieurs fois le crochet vide de la clé 52. Comme celle-ci ne ressurgissait pas entre deux coups d’oeil inquiets, il a décidé de nous attribuer une autre chambre.

Les murs de celle-ci sont recouverts d’un papier-peint saumon qui devait déjà être moche et démodé quand il a été fixé en 1912. Dans un souci d’unité, la porte aussi a été recouverte de cet hideux papier et les rideaux sont dans les mêmes tons. Pour tout dire, ça donne un peu la gerbe. Une odeur de fumée est imprégnée dans les murs et nous avons eu l’impression de tomber dans un vieux cendrier saumon. Un saumon fumé, pourrais-je même dire. Le clou du spectacle demeure néanmoins la salle-d’eau. Elle est minuscule mais compte tout de même un lavabo, une toilette, une douche et évidemment un bidet. Une fois la porte ouverte, on se cogne directement dans le lavabo sur le mur de droite. Le bidet juste en face de la porte ne laisse aucun espace pour se laver les dents. Il est pour ainsi dire sous le lavabo. Les toilettes sont juste à côté du bidet, si bien que le papier-toilette se trouve au dessus du bidet. Et puis il reste une quarantaine de centimètres jusqu’au mur, pas assez pour un bac de douche. Ils ont donc simplement fixé un pommeau de douche contre le mur de gauche et installé une grille au sol, devant les toilettes. Si vous avez bien suivi, vous aurez compris que les toilettes se situent dans la douche… Nous avions déjà vu cela dans des bateaux ou des caravanes, où chaque centimètre carré est exploité au maximum, mais jamais dans une salle-de-bains conventionnelle, encore moins dans un hôtel à soi-disant trois étoiles…

Nous étions un peu perplexes avant de réaliser tous les avantages de cette configuration atypique. Tout d’abord, et le plus évident, si un besoin pressant survient pendant la douche, même pas besoin de couper l’eau : il suffit de lever le couvercle et hop ! caca sous la douche ! Avec le bidet aussi près, on a ensuite l’embarras du choix pour se nettoyer le popotin. Il est aussi possible de simplement s’asseoir un moment en cas de fatigue sous la douche. Avoir la brosse à chiottes dans le bac de douche représente aussi un avantage de taille quand on a besoin de se gratter le dos. Avec toutes ces qualités, nous étions prêts à commander la même salle-d’eau pour notre appartement. Puis nous avons relevé quelques inconvénients, moins évidents de prime abord. L’inondation complète de la pièce de façon quotidienne peut tout d’abord s’avérer contraignante. Et puis en plus du sol, après chaque douche il faut sécher complètement les toilettes, le bidet, dérouler et étendre le papier… Nous avons vite décidé de sacrifier un des linges pour bloquer les flots et les empêcher d’aller plus loin que les toilettes, mais cela nous aurait embêté de faire de même avec nos propres linges. Du coup nous avons finalement choisi de ne pas modifier notre salle-de-bains.

Ville des palais

Nous avons laissé Logan à l’hôtel et sommes ressortis en ville. Piacenza est magnifique et possède de très nombreux palais et monuments religieux majestueux. Les innombrables rues pavées sont propres et très bien entretenues et le centre est piéton en soirée. Sans pouvoir prétendre avoir visité cette ville, nous nous y sommes promenés un moment et en avons eu une très belle impression. Il y a même une reproduction de la statue de la louve de Rome non loin de l’hôtel et nous nous sommes dit que nous n’avions ainsi plus aucune raison de nous rendre à Rome. Nous allons sûrement continuer un peu quand même, têtus comme nous sommes… Nous avons visité une église immense et très sombre, mais qui m’a beaucoup plu malgré tout. Il y avait une atmosphère particulière, une sérénité mêlée à l’impression de se retrouver dans un autre temps. Un saint tout mort, tout gris et tout momifié repose dans un cercueil vitré dans une des chapelles du transept. Ses petits doigts gantés et bagués étaient plus ou moins refermés autour d’une croix. Merci les catholiques pour ce spectacle répugnant ! Quand certains critiquent les pratiques d’autres religions… Il y avait aussi des petits bouts d’os de Sainte Justine dans la magnifique crypte, déposés sur un coussin de velours. Les fragments d’un même os étaient réunis par un petit ruban. Nous avons appris que Sainte Justine était courtisée par un garçon qu’elle ne voulait pas épouser. Ce dernier, après moult échecs, a demandé à un sorcier d’user de magie noire pour que Justine accepte ses avances. Mais quand le magicien est arrivé face à elle, elle a fait un signe de croix et cela a conjuré le mauvais sort. Fasciné par une telle foi, le sorcier a choisi de se convertir à son tour et Justine et lui sont morts en martyrs ensemble. Du coup, elle est devenue sainte mais nous ne savons pas pourquoi parce qu’il nous semble qu’elle n’a pas accompli beaucoup de miracles…

Nous avons commencé à chercher un restaurant en sortant de l’église et avons arpenté plusieurs rues sans le moindre établissement. Nous sommes vraiment mauvais pour trouver les rues à restaurants. A chaque fois, nous marchons pendant une heure sans succès et réalisons le lendemain que les restos se trouvaient de l’autre côté de la ville. Nous verrons bien demain si nous passons devant par hasard, car nous n’avons pas trouvé ce quartier ce soir… Néanmoins, nous avons vu un petit établissement qui propose des hamburgers. Cela nous changeait un peu et ils étaient excellents ! Nous avons terminé la soirée par un frozen joghurt.

De retour à l’hôtel, le réceptionniste nous a indiqué que Logan avait aboyé deux fois quand la dame de la chambre 207 était sortie, puis une fois quand le monsieur de la 204 était rentré. Il nous a demandé de ne plus laisser le chien seul dans la chambre. Nous avons présenté nos excuses et sommes montés, ne voulant pas lui dire que même en notre présence elle risquait d’aboyer à chaque fois qu’elle entendrait quelqu’un passer dans le couloir. Peut-être que la chambre 52 était plus isolée et aurait mieux convenu, mais “Cosa ?”…