En Toscane

Deux variantes s’offraient à nous pour cette étape : 22 kilomètres en passant par la forêt ou 19 kilomètres en suivant la route. Pour nous, le choix a été très vite fait : les jolis chemins en forêt ! La possibilité de lâcher Logan, marcher sur des sols plus mous et à l’ombre, ne pas devoir faire attention aux automobilistes qui conduisent comme des assassins, voir des paysages sans qu’il y ait toujours une glissière devant et traverser de jolis petits villages nous semblaient suffisamment de raisons pour choisir cette voie. Nous aurions peut-être réfléchi différemment si l’étape comptait 35 kilomètres, mais 22 représentait une distance tout à fait idéale. Nous sommes visiblement les seuls à avoir pensé ainsi, car les trois Allemands étaient enchantés à l’idée de marcher moins et d’éviter du dénivelé. J’ignore quelle voie Mary a choisie, mais ils ne parlaient que de route hier soir… Je suis sûre que ce sont ces mêmes pèlerins qui se plaignaient il y a quelques jours encore qu’il y avait bien trop de goudron !

Nous étions les premiers à quitter le gîte et avons marché une bonne demi-heure sur la route encore peu fréquentée avant d’atteindre le col de la Cisa. Celui-ci se situe à un peu plus de 1000 mètres et sert de frontière entre l’Emilie-Romagne et la Toscane. Il n’y a pas grand chose au sommet : quelques rares maisons, une église et un petit mémorial dédié à Simoncelli. Nous ne nous sommes donc pas arrêtés et sommes directement entrés en Toscane. J’avais envie de sauter à pieds joints et crier “On est en Toscane ! On est en Toscane !”, donc je l’ai fait.

Dans la nature

Pendant une heure, nous avons marché dans une forêt sans sous-bois. De très hauts arbres se dressaient droits vers le ciel et leurs feuilles mortes tapissaient le sol et le chemin. Il semblait qu’aucun autre végétal, mousse ou buisson, ne se développait là. Cela nous permettait de voir très loin devant nous entre les troncs et les feuilles brun-orangé donnaient une couleur féérique à ces bois. Logan courait dans tous les sens, ramassant tous les bouts de bois qu’elle trouvait et se roulant dans les feuilles. Il nous est impossible de ne pas sourire quand nous la voyons aussi libre et heureuse.

A la sortie de cette belle forêt, nous avons traversé la route et avons fait une pause sur un petit banc. Le panorama était magnifique, avec des collines tout autour de nous sur lesquelles quelques petits villages étaient accrochés. Seul gâchis dans ce spectacle intemporel : l’autoroute qui jaillissait par endroits avant de replonger dans un tunnel sous une colline. Le bruit des moteurs et des camions nous parvenait malgré la distance et ternissait quelque peu le décor.

Vieux monsieur

Nous avons marché un moment sur les crêtes, puis dans une forêt à nouveau. Les quelques villages que nous avons traversés étaient charmants, entourés d’oliviers et de murs en pierres sèches. Peu avant le village de Previdè où nous avions prévu de faire une pause, une déviation était en place car le pont que nous devions emprunter est cassé. Si cela nous a permis de limiter le dénivelé en ne descendant pas jusqu’à la rivière, ça nous rajoutait un bon kilomètre de marche pour atteindre le pont suivant. Nous étions sur cette déviation quand un vieux monsieur nous a rattrapés en voiture, klaxonnant comme un fou aux yeux jaunes. Il a coupé le moteur de sa vieille Fiat à notre hauteur, sans doute involontairement mais je ne voudrais pas écrire ici qu’il a calé, le pauvre. Il a tourné la manivelle de sa fenêtre pour la baisser et nous a crié que nous n’étions pas du tout sur la bonne voie. La déviation avait été très bien signalée et nous étions certains d’être au bon endroit ; nous lui avons répondu que tout était sous contrôle. Le vieillard maintenait que nous avions tort et que tous les pèlerins se perdaient à cet endroit. Je lui ai expliqué que le pont était en travaux et lui ai demandé si la route menait bien à Previdè. Quand il m’a répondu par l’affirmative, je lui ai indiqué que nous allions à ce village et que tout serait ensuite bien balisé. Pas de souci, papy ! Nous pensions qu’il allait reprendre la route, mais il nous a ensuite expliqué qu’à Previdè il nous faudrait prendre à gauche et non pas à droite comme tous ces millions de pèlerins qui s’égarent quotidiennement dans les bois maléfiques et hostiles de la région. Il nous l’a répété pendant plusieurs minutes et nos “d’accord” et “merci” ne semblaient pas le convaincre… Quand enfin nous pensions qu’il ne craindrait plus que nous nous perdions et qu’il nous laisserait repartir, il a commencé à nous questionner sur notre voyage, d’où nous venions, est-ce que Logan prie autant que nous, quand nous arriverions à Rome, etc. Quand nous lui avons dit que nous venions du Valais, il nous a expliqué que son frère y était décédé il y a plusieurs décennies et nous a raconté ensuite son histoire. Nous étions soulagés de le voir rallumer le moteur et s’en aller en klaxonnant après un quart d’heure !

Superbe col

Nous avons fait une pause dans une minuscule chapelle ouverte à Previdè, puisqu’elle proposait des sièges et de l’ombre. Un villageois nous a aperçus et nous a apporté des poires. Ces petits gestes font toujours plaisir ! En repartant, nous avons traversé un très joli pont médiéval avant d’entreprendre une longue ascension dans la forêt. Elle n’était pas des plus aisées, mais nous nous sommes jurés de ne pas l’avouer aux trois Allemands si nous les recroisions ! Arrivés au sommet, nous avons atteint une petite place avec quelques bancs, une chapelle et une superbe vue sur la vallée. Nous avions prévu de manger au prochain village mais le panorama était si beau et la place si accueillante que nous nous y sommes arrêtés près de deux heures. Il n’y avait absolument personne d’autre que nous, le soleil brillait, le décor était magique : un petit coin de paradis juste pour nous.

Nous avons profité de cet arrêt pour appeler l’hébergement où nous voulions dormir. Nous aurions aimé parcourir 4 kilomètres en plus ce soir dans le but de raccourcir l’étape de 34 kilomètres de demain. Dans la liste des hébergements, nous avions vu que des privés accueillaient les pèlerins et nous les avons appelés. La femme à l’autre bout du fil m’a expliqué qu’ils ne seraient là qu’à partir de 19 heures. Après un rapide calcul, nous avons estimé que même en marchant lentement et en nous arrêtant une demi-heure à Pontremoli, nous serions arrivés au plus tard à 17h30. Cela nous embêtait alors de devoir attendre pendant une heure et demie avant de pouvoir nous doucher et nous changer. Il ferait presque nuit quand ils arriveraient et nous avons préféré leur dire non. Nous aurions aussi pu nous arrêter deux heures à Pontremoli, mais il aurait été très difficile de reprendre ensuite la route ! Tant pis, nous marcherons plus demain.

Pontremoli la laide

Nous avons repris la route après cette longue et belle pause et sommes descendus jusqu’à Pontremoli. Il s’agit d’une ville sise sur plusieurs rivières et le fleuve Magra. Elle compte un peu plus de 8’000 habitants, beaucoup de ponts et au moins autant d’églises, ainsi qu’un grand château-fort. En apercevant cette ville, nous avons pensé : “c’est dommage, ça pourrait être joli…” Effectivement, les premières maisons que nous voyions étaient abandonnées et délabrées. Sur la gauche, nous devinions plusieurs clochers derrière un pont, le château un peu plus haut ; un patrimoine visiblement riche. Et puis nous avons traversé un pont miteux et sommes passés devant l’ancien hôpital qui tombe en miettes, puis devant des usines désaffectées dont les fenêtres n’ont plus de carreaux depuis longtemps. Une ville sale et négligée avec un potentiel indéniable ! Nous avons quitté la Via Francigena pour rejoindre le centre et sommes entrés dans Pontremoli par une rue à l’apparence hantée. Des vieux immeubles de deux ou trois étages, datant sans doute du Moyen-Âge déjà, un peu tordus et très étroits, étaient collés de part et d’autre pour former une rue grise et triste. La moitié des maisons étaient à vendre, les fenêtres ressemblaient à de grands yeux implorants. Aucune couleur, pas de fleurs, pas le moindre signe de vie. Nous avions l’impression de pénétrer une ville dont toute la population aurait été frappée par une épidémie mortelle. Il n’y avait pas un bruit. Nous nous faisions cette réflexion quand une jeune femme est apparue en face avec une poussette. Ah ! C’est bon ! Il reste quelqu’un et même sa progéniture ! Elle est parvenue à notre hauteur et nous l’avons saluée chaleureusement, soulagés de constater que la ville n’était pas hantée. La femme n’a pas tourné la tête, pas cillé. Son regard semblait fixer un point imaginaire loin devant elle, elle avançait d’un pas machinal et ne clignait jamais les paupières. Pascal et moi nous sommes regardés et avons senti un frisson parcourir nos échines. Un fantôme !

Pontremoli la moins laide

Nous étions un peu inquiets, non pas à cause des fantômes mais plutôt à cause de la froideur de cette rue, et trouvions triste de nous arrêter dans une ville si glauque. Heureusement, tout s’est amélioré quand nous avons atteint le centre. Des petites boutiques ont fait leur apparition en même temps que des gens souriants et bien vivants. Des cafés étalaient leurs terrasses sur une petite place et nous y avions acheté une excellente glace, profitant de demander au vendeur où se trouvait le gîte communal.

- “Le monastère ?
- Non, le gîte communal car nous ne pouvons sûrement pas aller avec le chien chez les capucins.
- Ah ok. Alors il faut prendre là à gauche, puis à droite, traverser le pont et vous arrivez au monastère.”

Au monastère

Bon, ben nous sommes allés au monastère. Trois bénévoles se chargeaient de l’accueil des pèlerins : un homme et deux femmes. Aucun d’eux ne savaient si nous pouvions dormir là avec Logan. Tandis que l’homme allait chercher un responsable, les deux femmes nous enregistraient déjà en précisant en choeur qu’il n’y avait pas de raison qu’on refuse un si joli chien. Le responsable a donné son accord et les deux femmes nous ont expliqué tout ce qu’il y avait à savoir. Elles étaient à la fois hilarantes et adorables. On aurait dit deux hôtesses de l’air à la chorégraphie bien rodée : elles s’agitaient simultanément et finissaient chacune les phrases de l’autre quand ce n’était pas d’une même voix. Mon regard allait de l’une à l’autre sans savoir où s’arrêter.

- “Pour ce soir, vous pouvez soit cuisiner ici…
- Oui, cuisiner ici. La cuisine est vraiment bien équipée !
- Très bien équipée ! Vous verrez après quand…
- …on vous montrera ! Soit aller au…
- …restaurant.
- Oui, au restaurant !”

Elles se regardaient alors d’un air entendu tandis que leurs sourires ne cessaient de s’agrandir et qu’elles agitaient les bras de plus en plus, montrant tantôt en-haut pour signifier la cuisine à l’étage ou vers la porte pour indiquer la ville et ses restaurants.

- “Il y a plusieurs établissements qui proposent…
- …des menus pour les pèlerins !
- Oui, des menus exprès ! Où pouvons-nous les envoyer ce soir ?
- Mmmh… je ne sais pas…
- Une pizza peut-être ?
- Oui, une pizza ! Enfin non, ils ne veulent sûrement pas d’une pizza. Plutôt celui-là ?
- Ah oui, ils ne veulent pas d’une pizza ! Celui-là c’est le mieux alors !
- Le mieux ! Ils ont un menu pour les pèlerins !
- Pour les pèlerins !”

J’avais l’impression de suivre un match de Roland-Garros entre deux joueurs espagnols, où chaque échange dure un siècle. Alors qu’elles se mettaient d’accord sur le lieu où nous souperions ce soir, je devais me retenir pour ne pas éclater de rire et je m’efforçais de ne pas croiser le regard de Pascal. Après un nouveau débat sur quelle chambre nous attribuer, la plus jeune des deux femmes nous y a conduits. Nous sommes ressortis du bureau, sommes passés devant l’église et nous sommes retrouvés devant un portail. “La petite clé-clé, celle-là,” nous a-t-elle dit en agitant ladite clé-clé sous nos yeux au cas où nous serions trop idiots pour la confondre avec la seule autre clé bien plus grande, “c’est celle du portail. Il faut la prendre avec vous si vous sortez manger au restaurant, sinon vous ne pouvez plus entrer. Alors regardez, je mets la clémounette dans la serrure et je tourne à droite. A droite. Et puis ça s’ouvre tout seul !” Elle fixait le portail avec un regard illuminé, celui-ci faisant mine de s’entrouvrir avant de s’arrêter. Sans doute n’était-il pas fan de la clémounette… Sans perdre son sourire radieux et son optimisme, la bénévole a précisé : “Vous voyez ! Des fois ça bloque un peu. Alors dans ces cas il faut faire comme ça…” Elle tournait la clémounette dans tous les sens, l’enlevait, recommençait l’opération, mais rien n’y faisait. Le bénévole homme est arrivé à sa rescousse et a expliqué qu’il suffisait simplement de tenir la clé à droite le temps que le portail s’ouvre… “Ha ! ha ! Oui ! Sinon ce n’est pas assez ouvert et ils ne peuvent pas passer ! Surtout avec les sacs-à-dos… Donc on tient la petite clé-clé à droite pour ouvrir, d’accord ? Comme ça.” Et la femme, encore plus joviale, a fini d’ouvrir le portail.

Elle nous a alors montré une “chapelinette” un peu plus haut où nous pouvions aller prier à notre guise. Nous avons souri poliment et simplement répondu : “très bien, très bien”, sans oser lui préciser que nous n’étions pas croyants car tout son monde se serait alors sans doute écroulé.

Elle nous a ensuite conduits à l’intérieur du monastère, qui n’abrite plus de frères aujourd’hui. Je lui ai montré une énorme mante religieuse accrochée à la porte d’entrée et elle s’est exclamée : “Oh ! Un porte-bonheur ! Une bête du bon Dieu ! Quelle chance !” Certes… Une fois à l’intérieur, nous avons réalisé qu’elle ignorait autant que nous où se situait notre chambre. Elle nous a donc fait visiter tout le premier étage involontairement, s’arrêtant devant chaque porte pour en regarder le numéro et constater que ce n’était pas du tout le bon. “Ah ! Bon et bien voilà un bureau. Peut-être que c’est cette chambre-ci ? Ah non. Celle-là ? Non plus, c’est une pièce commune ! De toute façon vous auriez dû visiter l’étage, donc autant le faire maintenant non ?” Pour le coup, non. C’était bien gentil de sa part, mais nous préférons visiter une fois Yvon et Curdin sagement posés par terre. Son sourire s’agrandissait tant à chaque nouvelle pièce qui n’était pas notre chambre que nous ne pouvions toutefois lui répondre que par des sourires polis. Comme son sourire devenait plus large que sa bouche, je guettais ses joues pour déceler les moindres signes de déchirure. J’avais peur qu’elle ressemble tout à coup au Joker et qu’elle s’exclame : “Oh ! Les joues du bonheur, les joies du Seigneur !” Je pense qu’elle doit avoir beaucoup d’entraînement pour sourire aussi largement tout le temps sans avoir mal à la mâchoire. Ou peut-être qu’elle a tout bêtement une crampe depuis dix ans et qu’elle est coincée. J’aurais dû lui conseiller de prendre du magnésium…

Après avoir découvert cinq chambres, deux salons, la cuisine, la salle de bains, le coin Wi-Fi et deux couloirs, elle a trouvé notre chambre du premier coup (c’était la dernière porte qui restait…). Il y a des draps propres et la literie semble de qualité. Notre salle de bains se trouve malheureusement dans un autre couloir, alors que la plupart des chambres en ont une privative. Mais bon, ça reste un très bon hébergement !

Nous nous sommes rapidement douchés et sommes ressortis le plus vite possible, dans le but de visiter l’église. Pascal avait lu qu’il y avait les reliques de Padre Pio à l’intérieur. Grosse déception quand nous avons remarqué les portes fermées… La bénévole était dehors à ce moment-là et elle nous a dit : “Il y a la jolie petite chapelinounette juste en-haut si vous voulez prier !” Comment lui dire que nous voulions juste voir la barbe de Padre Pio ?

En nous promenant un peu dans la ville, nous sommes passés devant le restaurant (Oui ! le restaurant !) qu’elles avaient sélectionné pour nous mais son menu ne nous inspirait pas. De plus, nous n’avons pas suffisamment faim le soir pour manger des pâtes puis un autre plat de viande… Nous avons bu un verre sur la terrasse du “Café des Suisses” car nous nous y sentions obligés, puis nous avons cherché un restaurant au centre. Dans une toute petite ruelle, nous sommes tombés sur une osteria ravissante. La petite salle se trouve dans une cave voûtée tout en pierre et cela a suffi à nous attirer à l’intérieur. Nous avons mangé des pâtes maison tout à fait succulentes, puis une panna cotta. C’est la première fois de ma vie que je mange une panna cotta, car la texture me rebute un peu. J’ai réalisé que c’était en fait délicieux. Mais bon, je n’aime toujours pas la texture…