Vue sur la mer

Il a fait extrêmement chaud et humide toute la nuit dans notre cave et nos habits étaient encore moites quand nous les avons enfilés ce matin. Comme il a plu toute la nuit, les sentiers aussi étaient mouillés et nous avons traversé une forêt très humide où l’air était chaud et lourd. J’avais l’impression d’être dans la jungle. L’odeur était identique à celle des aquariums : des parfums d’eau stagnante et pleine d’algues. Rien de tel pour entamer la journée !

A part ce petit tronçon dans les bois, nous n’avons marché que sur du goudron et l’étape s’est révélée peu intéressante. Nous avons choisi la voie officielle qui passe sur les hauteurs et offre de beaux points de vue sur la mer, surtout avec la brume matinale. Cette petite route est bordée d’habitations isolées et traverse quelques patelins, ce qui fait que nous ne nous sommes jamais retrouvés en pleine nature. Cela ne me dérange pas car j’aime beaucoup marcher dans des agglomérations, mais les 25 kilomètres ainsi se sont avérés peu diversifiés et assez monotones.

Quand Dieu marche

Nous avons croisé une pèlerine peu avant Massa et avons discuté un peu. Elle est française et marche vers Lourdes. Quand nous lui avons demandé ce qu’elle faisait comme parcours, elle a entamé un monologue de dix minutes où Dieu surgissait toutes les deux phrases. Pour résumer, c’est une ancienne alcoolique qui a arrêté de boire il y a maintenant quatre ans, le jour de la Saint François. Elle a perdu son travail et sa maison en début d’année et a décidé qu’elle devait se rendre à Assise pour remercier Saint François. Enfin, c’est plutôt Dieu qui a décidé. Alors elle a marché de Vézelay à Assise, puis est allée vers Rome et remonte la Via Francigena avant de partir pour Lourdes où elle veut témoigner dans la section féminine d’une communauté religieuse dont nous n’avions jamais entendu parler qui accueille les malades de l’alcool et qui fait partie d’un ordre que nous connaissions encore moins. Parce que Dieu est la solution à tout. C’est Dieu qui porte son sac et c’est encore lui qui marche. C’est lui qui la conduit à chaque étape, lui indique la voie à suivre, a décidé qu’elle devait témoigner. Pascal et moi sommes un peu jaloux car nous devons porter nous-mêmes nos sacs… Elle nous a décrit tous les lieux de prière et les monastères qu’elle a visités depuis le mois d’avril, faisant allusion à des saints que nous ne connaissions pas du tout, parlant de chants liturgiques et d’ordres religieux tout à fait inconnus de nous. Quand après toutes ces explications elle nous a demandés ce que nous faisions, j’ai simplement répondu que nous allions à Rome mais que nous étions pour notre part de fervents non-croyants. Elle a rétorqué : “c’est ça qui est merveilleux avec Dieu : Il a aussi fait des non-croyants ! Mais ceux-ci marchent quand même vers Lui, où plutôt avec Lui, jusqu’à Sa sainte demeure !” Ouais… Nous avons hésité à lui répondre que notre destination à Rome était le Stade Olympique et le derby Lazio-Roma car nous voulions rendre hommage au pape Francesco (Totti)… Elle nous a ensuite demandé avec des yeux pétillants : “Allez-vous franchir LA porte ?” Euh… Quelle porte ? “La Porte de la Misécorde ! La Porte sainte !” C’est vrai que nous avons appris il y a quelques semaines que c’est une année de la miséricorde et qu’une certaine porte a été ouverte par le Pape au Vatican. Mais pour le coup, ça ne nous provoque pas plus d’émotion que l’ouverture de la porte d’entrée de notre immeuble… Nous n’avons pas insisté et nous sommes empressés de reprendre la route. Après quelques mètres, j’ai dit à Pascal : “Heureusement qu’elle va dans l’autre sens !”

Toujours sur la route

Nous avons fait une pause sur la place des oranges à Massa. Il y a effectivement des orangers tout autour de la place et les fruits pourris tombent au sol et roulent avant d’être écrasés par les piétons. C’est tout à fait charmant ! Nous avons choisi ensuite de quitter la Via Francigena pendant un ou deux kilomètres afin de marcher au coeur de la ville plutôt que dans des rues loin de tout et désertes. Même si cela n’a pas significativement réduit la longueur de l’étape, ça nous a semblé plus intéressant et vivant. Nous avons ensuite rejoint le tracé officiel et entamé une montée plutôt fatigante. Depuis la plaine, nous avions aperçu un château tout fier au sommet d’une colline isolée. Nous avions trouvé qu’il serait totalement stupide de nous y conduire car il devait forcément y avoir un moyen de contourner cette bête bosse. Quand nous nous sommes retrouvés devant le portail du château, seuls sur cette colline isolée que nous n’avions pas contournée, nous avons pensé que nous étions au sommet de notre peine et que nous allions gentiment entamer la descente. Quand nous nous sommes retrouvés sur la colline d’en-face, admirant le château depuis en-haut, nous avons arrêté d’essayer d’imaginer la suite du chemin…

Nous avons continué à marcher sur des petites routes toute la journée et n’avons pas vu grand chose d’intéressant. Peu avant Pietrasanta, le nouveau tracé nous conduisait pendant près d’un kilomètre sur les berges d’une rivière et nous avons été enchantés de fouler du gravier et non plus de l’asphalte. Le prix de ce court plaisir a par contre été de nous faire dévorer par les moustiques… Je commence à en avoir marre de me faire bouffer tous les jours les mollets par ces sales bêtes !

Devant une église, nous avons trouvé un joli banc à l’ombre d’un grand olivier. Nous nous y sommes installés pour dîner, réalisant que nous n’avions fait qu’une seule halte en près de 25 kilomètres et que nous commencions à avoir les jambes lourdes. Il faut vraiment que nous gardions notre rythme très haché, avec des pauses régulièrement, pour rester frais et efficaces. Pour l’instant cela nous a très bien réussi et il ne faut pas que nous changions ces habitudes maintenant car la route jusqu’à Rome est encore longue !

Pietrasanta

Parvenus à Pietrasanta, nous avons acheté un joghurt glacé à l’entrée de la ville et avons marché jusqu’au gîte, situé en plein centre. C’était dimanche après-midi et tous les commerces étaient fermés, peu de gens arpentaient les rues et la ville semblait calme et sereine. Nous avons rapidement trouvé le couvent où nous logeons et avons été accueillis par une soeur originaire des Philippines. Le petit dortoir pour les pèlerins se trouve en face du bâtiment principal, collé à une église. Il compte trois lits à deux étages, une table et une petite salle de bains. La soeur nous a expliqué que nous devions payer une donation libre de dix euros. D’après moi, il s’agit alors d’un prix fixe et non pas d’une donation libre, mais peu importe ! Nello, un Italien d’une septantaine d’années qui dormait déjà au même endroit que nous hier soir, venait d’arriver. Peu après, c’est Philipp, un jeune Allemand aussi présent à Avenza qui nous a rejoints. Marco, un Italien qui vit maintenant à Lugano et Astrid, une Allemande effectuant la Via Francigena complète par étapes depuis cinq ans, ont pris possession des deux derniers lits. Deux Italiens, deux Allemands, deux Suisses. Nous avons décidé de manger ensemble et Pascal et moi sommes allés nous promener un peu en attendant.

En revenant sur la place centrale, nous n’en revenions pas ! Celle-ci était bondée, une brocante avait débuté dans les artères principales, toutes les boutiques étaient ouvertes et les terrasses étaient complètes. En une heure, la ville avait pris vie de façon incroyable ! Nous avons fait un tour des stands d’antiquité sans y prêter trop attention, sachant que nous n’achèterions de toute façon rien, avons mangé une glace puis nous sommes installés à une terrasse pour boire un verre. Nous avons ensuite regagné le gîte pour faire nos étirements en admirant un magnifique coucher de soleil sur les toits de la ville et avons lu un moment.

C’est tous les six que nous sommes ressortis souper dans une petite osteria qui propose des menus à 15 euros pour les pèlerins. Pour Pascal et moi, manger un plat de pâtes puis de la viande se révèle bien trop conséquent le soir et nous avons simplement demandé des lasagnes. Astrid en a fait de même, Marco a lui pris deux plats à la carte et les deux autres compères ont pris le menu. La serveuse et patronne nous a appris que son mari le chef a également marché il y a quelques années et que rien ne les rend plus heureux que de recevoir des pèlerins. Ils rêvent de parcourir la Via Francigena mais ne peuvent actuellement pas avec leur établissement. Ils nous ont offert une excellente bouteille de vin, l’eau et les cafés et, au moment de faire les comptes, nous ont dit : “ceux qui n’ont mangé qu’un plat, c’est 8 euros, ceux qui ont pris plus ça rentre dans le menu pèlerin à 15 euros !” J’étais un peu gênée car sur la carte les lasagnes étaient à 10 euros… Nous avons laissé un peu de pourboire et je me suis promis de leur faire une bonne publicité en rentrant ! Si jamais vous allez un jour à Pietrasanta, je connais un bon coin pour manger !

La soirée s’est révélée très sympathique et nous avons appris à nous connaître un peu plus. C’est un des points fantastiques avec ce genre de voyage : se retrouver entre inconnus autour d’une même table, partager un moment intense car nous vivons la même expérience et ne pas savoir si nous nous reverrons un jour. Il n’y a pas de classe sociale, de métier, de compétition. Tous nous avons porté nos sacs aujourd’hui et avons avalé des kilomètres. Peut-être que Nello est le patron d’une multinationale, peut-être que Philipp sort de prison, peut-être qu’Astrid est professeure à l’université, peut-être que Marco est sans domicile, peu importe. Nous sommes tous égaux dans cette aventure personnelle et commune.