Chez les moines en training

Le chemin d’aujourd’hui était bien plus varié et stimulant qu’hier, puisqu’il s’agissait principalement de sentiers dans la nature séparés par de petits villages. Nous avons quitté Altopascio vers 8 heures et avons rejoint un chemin dans les bois après deux kilomètres, alors que les nuages qui ont apporté la pluie cette nuit disparaissaient petit à petit. Nous sommes ensuite passés devant un centre équestre et avons rejoint, pour notre plus grand bonheur, une route médiévale. En gros, les petits Médiéveux ont dû trouver un jour un gros tas de galets et ils les ont lancés n’importe comment sur un chemin en terre. Les pierres se sont plus ou moins enfoncées après qu’ils ont eu sauté dessus avec fougue et allégresse et voilà, ils avaient une route. Sauf qu’ils ont vite réalisé que les chevaux se tordaient les pattes dessus, que les charrettes perdaient les roues et qu’eux-mêmes se cassaient la tronche, donc ils ont préféré utiliser un sentier en terre parallèle. Les années ont passé et les générations suivantes ont dressé le même constat : “Mais qu’est-ce que c’est une route de merde !” Et personne n’a utilisé cette voie et c’est pourquoi elle demeure intacte. (C’est du moins comme ça que j’imagine que ça a dû se passer, mais aucune information n’a été vérifiée.) Il y avait une borne de 1812 à un endroit et un panneau expliquait qu’à cette période, la route avait été qualifiée de très mauvaise et que les charrettes faisaient demi-tour plutôt que l’emprunter. Et puis plus récemment, des historiens se sont exclamés : “Oh ! un joyau du Moyen-Âge ! Joie ! Bonheur !” Et ils se sont dit que ce serait fantastique de faire passer la Via Francigena là et que les pèlerins ne seraient qu’enchantés de fouler ces galets millénaires tous pourris. Alors pour votre gouvernante, les pèlerins préfèrent ne pas se péter une cheville à chaque pas…

Après ce tronçon chargé d’histoire et fort émouvant, qui m’a néanmoins arraché quelques jurons, nous avons traversé un petit village où nous avons acheté du pain et des petites tranches de pizza. Nous avons ensuite rejoint un chemin argileux. Avec la pluie de cette nuit, il était très boueux et glissant. La terre collait sous les chaussures et il nous semblait qu’à chaque pas nous soulevions un kilo de plus. Malgré tout, le petit bois vert dans lequel nous marchions était ravissant et nous apprécions bien plus ce sol collant que les foutus galets médiévaux.

Ponte a Cappiano

Nous avons fait une pause à Ponte a Cappiano, où se tenait un minuscule marché de quatre stands. Un panneau expliquait alors qu’au prochain pont, nous devrions marcher en “file longobarde” et non pas côte-à-côte pour éviter de tomber dans l’eau. Des petits dessins montraient des pèlerins en tas sur le pont avec des individus en train de chuter, avec une grande croix, et d’autres pèlerins heureux en “file longobarde” qui traversaient sagement sans se bousculer. Au petit pont en question, nous avons veillé à respecter ces indications et avons marché l’un derrière l’autre sans nous faire de croche-pattes, même si ce n’était pas mentionné. Je ne vois pas comment nous aurions pu faire autrement, puisque ledit pont ne faisait que cinquante centimètres de large et n’avait pas de rambardes. Mais bon, au moins la traversée en file longobarde s’est révélée sécurisée…

Nous avons rejoints Marco et Giacomo après quelques kilomètres le long d’un joli canal. Nous avons alors marché ensemble jusqu’à Fucecchio où nous avons pique-niqué. Je suis restée derrière avec Marco tandis que Pascal et Giacomo allaient un peu plus vite sans échanger un mot. J’ai appris que Marco a 58 ans, qu’il est musicien dans un groupe bâlois mais que lui et sa compagne souhaitent changer de vie et s’installer en Italie. Cela fait treize ans qu’il habite au Tessin et son Italie natale lui manque. Ils avaient commencé ensemble la Via Francigena à Pavia mais sa compagne s’est blessée et n’appréciait pas la promenade. Elle est rentrée après quelques jours et lui a écrit hier que cette expérience l’avait malgré tout marquée et qu’elle souhaitait reprendre l’aventure.

Leur compagnie s’est révélée très agréable, mais Marco marche beaucoup plus lentement que nous et nous avons décidé de reprendre la route sans les attendre après avoir dîné. Nous marchons actuellement à environ 6 km/h à plat et dans de bonnes conditions. La vitesse de Marco avoisine plutôt les 4 km/h et cela nous embêtait d’aller aussi lentement pendant encore 10 kilomètres. Nous avons donc progressé rapidement dans la campagne et nous sommes reposés avec plaisir sur une petite aire installée par un charmant autochtone. Il avait placé trois chaises à côté d’une table où se trouvaient de l’eau, des fruits, des biscuits, etc. Même pas une petite tirelire pour couvrir ses frais, juste un panneau demandant qu’on lui envoie une photo. Merci !

San Miniato

Nous avons rejoint San Miniato Basso peu après et avons mangé une glace fantastiquement délicieuse pour nous donner des forces avant la montée à San Miniato Alto. Nous avons tous deux choisi l’arôme “mascarpone-Nutella”. Si vous vous dites que ça a l’air divin, vous avez tout à fait raison ! Si vous pensez quoi que soit d’autre, vous êtes vraiment bizarres… Nous avons ainsi grimpé avec hardiesse les deux kilomètres qui nous menaient au village planté au sommet d’une colline. San Miniato se nomme ainsi en l’honneur d’un bonhomme probablement originaire de Grèce qui vivait en ermite dans la région florentine après être venu en pèlerinage vers Rome. L’empereur romain l’a fait décapiter pour d’obscures raisons et le petit Miniato est devenu saint car il a accompli un miracle tout à fait respectable : il a remis sa tête en place et est retourné jusqu’à sa grotte pour y décéder paisiblement. Franchement, c’est la classe !

Nous avions hésité entre dormir dans le gîte communal ou le couvent de Saint-François et avions finalement opté pour la deuxième option en lisant que le souper était partagé avec les frères. Parvenus au centre du village, nous avons vu sur une carte que le monastère se trouvait bien en arrière et nous avons dû revenir sur nos pas, un peu énervés qu’aucune indication ne nous ait épargné ce détour. Giacomo et Marco venaient d’arriver et nous avons attendu ensemble qu’on nous accueille. Nous étions certains de voir arriver un moine et avons été pour le moins surpris de voir débarquer un monsieur en training. Il nous a conduits à nos chambres, situées autour d’un des deux cloîtres. Je n’ai pas du tout été séduite par les lieux et le cloître ne m’a fait aucun effet, alors que c’est mon rêve ultime d’en posséder un comme maison. Malgré tout, la chambre, ancienne cellule, est forcément petite mais la literie semble très confortable, tout est très propre et nous avons une salle de bains privée.

Après la douche, nous sommes ressortis faire un petit tour au centre pour acheter le pique-nique de demain. Nous avons croisé Jörg, qui nous a expliqué avoir dégoté un petit hôtel magnifique. “C’est très chic ! Vraiment très sympathique !”, ne cessait-il de répéter avec son léger accent allemand. Il faisait trop froid pour que nous restions dehors longtemps, aussi sommes-nous retournés au monastère. A 20h00, nous sommes allés souper et avons été surpris de voir qu’il y avait une vingtaine de convives. Outre Marco, Giacomo et nous, il y avait deux pèlerins belges. Ceux-ci étaient assis un peu plus loin et nous n’avons pas eu la chance de leur parler. Nous avons compris qu’il n’y a en fait plus de frères dans ce monastère et qu’une communauté d’accueil s’y est établie. Il s’agit en gros, d’après ce que nous avons compris, d’une communauté religieuse qui intègre des anciens drogués et leur permet de s’en sortir grâce aux prières et à la foi. Nous avons donc soupé tous ensemble, un minestrone délicieux en entrée qu’ils ont débarrassé avant que nous ne puissions nous reservir, puis une sorte de tortilla et cime di rapa, une sorte d’épinard amer.

Des personnes ont ensuite débarrassé les plats et ont déposé des corbeilles de fruits contenant pommes et poires sur la table. C’est la première fois de ma vie que j’ai l’impression d’être une bête de cirque par le simple de fait de manger une poire. Tout le monde s’est servi d’un fruit, j’ai pour ma part choisi une poire et j’ai croqué dedans. Pascal en a fait de même et après quelques bouchées nous nous sommes regardés et avons échangé un sourire gêné. Toutes les personnes autour de nous, sans exception, pelaient leurs fruits avec un couteau, les plus téméraires allant jusqu’à couper des quartiers réguliers et retirer les pépins. J’ai bien sûr déjà vu des gens qui n’aiment pas manger la peau des pommes, mais là nous étions vraiment les seuls à tenir nos fruits à deux mains pour croquer allègrement dedans. Nous nous sommes demandé s’ils n’étaient pas lavés et couverts de pesticides, s’il était impoli de manger une poire à table de la même manière que lors d’un vulgaire pique-nique entre débauchés ou s’ils pensaient qu’en retirant la peau la pomme ne serait plus vraiment une pomme et donc plus le fruit défendu. Comme nous avions des poires, nous n’avions pas le problème du fruit défendu et il était un peu tard pour changer notre approche sans doute trop goulue. Je suppose que ça aurait semblé encore plus inapproprié et étrange que subitement nous commencions à peler ce qu’il restait de nos poires machouillées… Du coup nous avons continué à manger normalement et avons essayé de ne pas trop attirer l’attention sur nos rustres manières.

Nous sommes tous les deux un peu déçus de cette soirée. Nous nous attendions à un magnifique monastère et un souper avec des moines, et au final nous n’avons pas été éblouis ni par le cadre ni par le repas où personne ne nous a adressé la parole, hormis nos compères Marco et Giacomo. Nous ne regrettons pas d’être venus car leur compagnie est très plaisante et nous allons sûrement bien dormir cette nuit mais si nous avions su, nous aurions sans doute été au gîte communal et aurions mangé un plat de pâtes au restaurant.