La Toscane de mes rêves

Le déjeuner était des plus basiques : pain d’hier, beurre, compote, fruits, thé, café. Il y avait aussi quelques gâteaux. Le pain toscan est une aberration : il ne contient pas de sel. Pour nous autres habitués à un pain goûtu et succulent même sans rien dessus, absorber cette masse insipide qui traînait depuis hier procurait autant de plaisir que manger des clous. Sauf que ça faisait moins mal. J’ai recouvert la première tranche avec une bonne couche de beurre et de compote, à défaut de confiture, et ai mordu dedans. J’ai eu l’impression soudainement d’avoir un cendrier en bouche. Un goût de cigarette froide se dégageait de cette tartine infâme. Pascal m’a regardée en grimaçant, avec l’air de dire : “Bêêêrk, je peux cracher ça sur la table ?” Je lui ai retourné son regard de chien battu en disant : “Moi aussi ?” Le beurre devait être pourri ou alors conservé avec du tabac. C’était dégueulasse ! Nous avons malgré tout fait la rencontre de Concetta et André, les deux pèlerins belges avec qui nous n’avons pas pu discuter hier. Bien qu’ils viennent de la partie néerlandaise de la Belgique, ils parlent parfaitement français. Ils nous ont expliqué être partis de chez eux au printemps mais André s’est blessé à Pavia. Ils ont ainsi dû rentrer et sont revenus quelques mois plus tard pour terminer leur voyage. C’est un couple à la retraite absolument adorable et j’espère qu’ils parviendront cette fois à Rome sans encombre !

Nous avons quitté le monastère un peu déçus de cette expérience et avons pris la route alors que de gros nuages blancs masquaient le soleil. Nous avons dépassé quatre pèlerins suisses allemands dans le village, qui semblaient chercher leur chemin. Les indications étaient toutefois claires et nous avons pensé qu’ils pouvaient nous suivre. Après quelques dizaines de mètres, nous nous sommes retournés et ne les voyions plus… Dans une montée non loin, nous avons rejoint André et Concetta qui avançaient bien plus lentement que nous. Je leur ai lancé un “Hop ! hop ! hop !” auquel Concetta a répondu avec un air horrifié : “Mais vous allez très très vite !” Effectivement et heureusement, nous sommes actuellement bien plus rapides que lorsque nous sommes partis de Nuremberg. Nous l’avons encore constaté quand nous avons dépassé et semé un peu plus loin un couple d’Italiens jamais vus auparavant.

Dans les vignes

La première partie de l’étape s’est déroulée sur des petites routes en asphalte tranquilles, dans la forêt la plupart du temps. Les nuages se sont ensuite éloignés pour laisser place à un magnifique ciel bleu et nous permettre d’admirer les sommets au loin, tandis que la route en forêt se transformait en sentier au milieu des vignes. Des rangées d’oliviers et de cyprès bordaient le chemin en terre alors que les vignes s’étendaient en contrebas, aussi organisées qu’un bataillon romain. C’était d’une beauté et d’une perfection inouïes ! La seule ombre au tableau : les chemins boueux et glissants à cause de la pluie de la nuit dernière.

Nous avons marché sans interruption jusqu’à Coiano, hameau situé à mi-distance. Ce villageon ne contient que quelques maisons, une église qui menace de tomber et une aire de repos pour les pèlerins. Nous nous dirigions vers cette aire quand une femme est sortie d’une maison et nous a indiqué que la boulangère allait passer. Comme il n’y a pas de commerces, ce sont les artisans qui se déplacent et apportent des vivres aux derniers habitants de ces patelins oubliés. Nous avons décidé d’attendre avec elle quelques minutes et avons acheté une tranche de pizza et de gâteau aux raisins, spécialité toscane. Nous avons emporté nos trésors jusqu’à l’aire de repos et nous sommes assis sur les bancs encore humides pour les manger (la pizza et le gâteau, pas les bancs humides). Qu’est-ce que c’était bon ! En repartant, nous avons revu les deux Italiens et avons échangé quelques paroles. Ils s’appellent Francesca et Andrea et vivent dans le coin. Ils ont décidé de marcher trois jours sur la Via Francigena pour voir s’ils souhaitent se lancer dans un plus long périple de ce type l’année prochaine et c’est leur premier jour aujourd’hui. Ils avaient emporté un gros sac-à-dos chacun pour se mettre réellement en condition et semblaient plutôt heureux et frais à mi-distance.

Dans les champs

Les paysages ont brusquement changé après que nous avons plongé dans un petit bois et que nous avons contourné une colline. A la sortie du bosquet, un sublime décor s’étalait devant nous, nous laissant sans voix. Adieu les vignes et les oliviers, devant nous s’étendaient à perte de vue des collines douces recouvertes de champs. Les blés ont bien sûr été récoltés et seule la terre labourée était présente, mais l’immensité de ce spectacle et les nuances de couleurs sous le soleil timide se révélaient saisissantes. Des maisons isolées, superbes, coiffaient certaines collines. Des rangées de cyprès, un petit lac çà et là, des bottes de foin apportaient la touche finale à ce tableau dont je rêvais depuis Nuremberg. Splendide !

C’est gaiement que nous avons parcouru quelques kilomètres dans ce paradis, nous arrêtant sans cesse pour prendre des photos et graver dans nos mémoires ces collines. Parvenus à une petite aire de repos, nous avons décidé de nous y arrêter pour dîner. Nous avions acheté hier soir des charcuteries, de la foccacia et des poivrons farcis, ainsi qu’une petite tomme. Un excellent pique-nique qui a dû faire envie à Giacomo lorsqu’il nous a rejoints. Nous lui en avons proposé mais il a refusé, a mangé un sandwich et a fait une sieste. Nous avons attendu qu’il se réveille pour repartir tous les trois et terminer ensemble l’étape. J’appréhendais un peu de devoir marcher avec lui car il n’est pas très loquace et je ne savais pas du tout quoi lui dire. Au final, cela s’est très bien déroulé et nous avons papoté pendant plus d’une heure, parlant surtout du chemin de Compostelle qu’il a également effectué l’été passé. Il nous a raconté notamment avoir une fois trouvé un lave-linge et fait une lessive tellement complète qu’il s’est retrouvé pendant plusieurs heures avec uniquement un minuscule linge autour de la taille en attendant que ses habits ne sèchent. Ou comment il a regretté avoir brûlé ses habits au Finisterre, comme le veut la tradition, puis ne plus rien avoir de sec à enfiler quand il a plu un jour et tomber malade. C’est quelqu’un qui ne se pose pas trop de questions et ne se prend pas la tête, un peu comme nous. Nous anticipons peut-être un peu mieux certains événements, par contre. Mais il marche comme nous par amour du voyage, sans conviction religieuse, juste pour être libre, rencontrer des gens, découvrir des régions et accomplir quelque chose par ses propres moyens.

Santa Maria a Chianni

Nous sommes parvenus au gîte situé au pied du village de Gambassi Terme en début d’après-midi. Une église et quelques bâtiments adjacents forment un petit complexe actuellement dédié aux pèlerins. L’intérieur du gîte est amplement à la hauteur du cadre magnifique : il est d’une propreté absolue, les matelas semblent avoir été choisis pour leur qualité et non pas collectés lors d’un vide-grenier, la salle de bains est moderne, il y a plusieurs salles communes accueillantes et même un Wi-Fi. Sans hésiter, nous classons ce gîte dans le top trois ! Une charmante hospitalière nous a reçus et proposé de souper là pour huit euros. A ce tarif-là, nous n’avons même pas envisagé grimper jusqu’au village pour trouver un restaurant !

Nous nous sommes douchés, avons fait une lessive qui séchait ensuite joyeusement parmis les oliviers, puis nous nous sommes installés dehors au soleil pour lire un peu. La température extrêmement plaisante, avec ce décor de rêve, nous laissait croire que nous étions en vacances. Nous avons vu plusieurs pèlerins arriver alors que nous lézardions. C’est tout d’abord Marco qui est venu, suivi de Francesca et Andrea. Concetta et André étaient très heureux d’avoir déjà pu souper au restaurant quelques kilomètres plus tôt. Il était à peine 17 heures… Un couple de Bernois et deux autres Belges sont arrivés plus tard et nous avons vu Jörg et Rosamund continuer leur chemin jusqu’au village alors que la nuit commençait à poindre. Sans doute ont-ils réservé un hôtel très chic, vraiment très sympathique, comme toujours. Avec les quatre Suisses aperçus ce matin, c’est clairement la journée où nous avons vu le plus de pèlerins !

Tout de suite après que le soleil s’est caché derrière une colline, nous avons eu froid et sommes rentrés. J’ai profité du Wi-Fi pour téléphoner à ma soeur aînée et nous avons pris des nouvelles de Logan auprès de la maman de Pascal. Nous avons ensuite été souper. Nous avons choisi de nous asseoir avec Francesca et Andrea pour faire plus ample connaissance. Lui conçoit des sacs de mode et semble plutôt réservé ; elle est rédactrice freelance et a un tempérament plus trempé. Ils sont tous deux vraiment sympathiques, avec un bon sens de l’humour et visiblement l’envie de découvrir le monde. Bien qu’ils habitent à quelques kilomètres seulement d’ici, ils ont été très séduits par l’étape et ne soupçonnaient pas que ce serait aussi beau. J’imagine et j’espère que ce bref aperçu va leur donner envie de marcher plus longtemps si déjà chez eux ils se laissent éblouir. Nous avons passé une belle soirée en leur compagnie, d’autant plus que le souper était excellent.

Après avoir mangé, j’ai proposé à Marco de faire le stretching avec nous puisque nous en avions parlé hier. Il a accepté avec plaisir et Francesca et Andrea ont demandé à se joindre à nous. Giacomo semblait moins emballé mais nous a aussi suivis. Nous sommes allés dans une salle commune et, quand l’hospitalière a vu que nous faisions une session d’étirements en commun, elle a déplacé la grande table pour nous laisser plus de place. Elle était hilare en nous observant, appelant ses collègues, car c’était la première fois qu’elle assistait à un tel spectacle. Je me suis donc retrouvée à donner un cours de stretching sous le regard amusé de nos trois hôtes. Sans connaître le nom des muscles et de toutes les parties du corps en italien, c’était un peu ardu ! Mais mes explications ont paru les satisfaire et tous ont fait avec assiduité les exercices, certains visiblement plus souples que d’autres. C’était une expérience très drôle et bénéfique, puisque tous se sentaient mieux après les étirements. Si j’avais su, j’aurais fait payer la leçon…