Vignobles toscans

Ce matin, je n’ai absolument pas entendu le réveil tant je dormais bien. Seul mon petit nez était gelé, il faisait bon chaud dans mon sac de couchage et je pense qu’inconsciemment je comprenais que me réveiller signifiait le quitter. Pascal a attendu un moment, mais comme je ne remuais pas il a éteint le réveil et m’a accordé un peu de repos supplémentaire. Je me suis donc levée après 8 heures, m’extirpant avec regret de mon sac de couchage pour jaillir dans un monde glacé. Il faisait effectivement très froid quand nous avons quitté le gîte et le brouillard était très épais. Nous étions heureux de pouvoir à nouveau revêtir nos bonnets et gants pour ne pas décéder.

Après avoir gravi une colline sur un sentier boueux, nous avons gagné suffisamment de hauteur pour sortir du brouillard. La vue alors était magnifique, avec des traînées de fumée qui balayaient les champs. Nous avons marché dans ce décor paisible qui s’éveillait jusqu’au village de Buonconvento, que nous avons rapidement traversé. Le chemin nous conduisait ensuite sur les hauteurs, dans des allées de cyprès, et peu à peu les températures ont grimpé pour nous permettre de retirer quelques couches de vêtements. Le ciel bleu nous réjouissait énormément car nous pouvions ainsi profiter pleinement de ces paysages toscans chers à mon coeur et mes pupilles. Les contours du grandiose village de Montalcino se dessinait sur une colline face à nous et c’est avec regret que nous avons réalisé que nous ne nous y rendrions pas.

Attention, chien méchant

Après un bref passage le long d’une route, sur un petit chemin sécurisé (t’inquiète Maman, c’est après qu’il y aura du sang), nous avons rejoint une route de campagne qui serpentait entre les domaines viticoles. Nous avons rejoint Marco dans une montée, mais après quelques centaines de mètres nous avons décidé de nous arrêter sur une pierre au bord de la route, devant une grande cave et oenothèque. Marco a poursuivi et nous nous sommes assis. Quelques minutes plus tard, alors que nous ouvrions nos sacs pour sortir quelques biscuits, un golden retriever, gros chien blanc, est arrivé en courant vers nous. Il a aboyé quelques fois sans ralentir et nous nous sommes aussitôt levés, comprenant à son attitude qu’il ne venait pas réclamer des câlins. Sans prévenir, il s’est rué sur Pascal et lui a mordu le mollet droit. Il a ensuite rebroussé chemin comme si de rien n’était. Une rapide inspection des plaies nous a permis de constater que ce n’était pas grave, mais les dents du chien avaient néanmoins percé la peau à cinq endroits et du sang coulait jusqu’aux chaussettes.

Nous avons gueulé un peu pour que quelqu’un vienne et une vieille femme a passé sa tête à une fenêtre. Nous lui avons dit que nous avions été attaqués par le chien, elle nous a répondu que ce n’était pas le sien mais qu’elle descendait chercher le propriétaire. Quelques minutes plus tard, elle est effectivement redescendue avec une autre femme plus jeune, qui s’est avérée ne pas être la propriétaire du chien mais une employée de la cave. Aucune des deux n’a eu l’idée d’enfermer le chien en attendant et celui-ci continuait à nous tourner autour. Déjà ça, ça m’a énervée : une autre personne aurait pu paniquer en voyant revenir son agresseur, la moindre des choses aurait été de l’attacher ou le rentrer. Mais bon, au final ce n’est pas le point qui m’a le plus enragée (j’apprends à manier le suspense). Quand nous avons eu fini d’expliquer la scène à nos deux interlocutrices mollassonnes, la plus jeune a bêtement répondu : “Vous étiez sur une propriété privée, le chien a simplement défendu son territoire.” La plus vieille a immédiatement ajouté : “Oh et puis ce n’est pas la première fois qu’il mord ! Moi aussi il m’a mordue une fois. Il attaque tout le monde ce chien mais il est gentil.” Nous sommes restés interdits et il nous a fallu quelques secondes pour traiter ces informations. J’ai ensuite demandé avec une pointe d’agacement : “Mais si ce n’est pas la première fois qu’il attaque quelqu’un, comment ça se fait qu’il se balade librement ?” La jeune, impassible et visiblement ennuyée (pas dans le sens “désolée”, plutôt dans le sens “foutez-moi la paix je vais retourner finir ma sieste”), a répété qu’il s’agissait d’un domaine privé et que le chien pouvait ainsi se promener librement sur sa propriété et la défendre à son aise. J’ai rétorqué ne pas être certaine que la police penserait comme elle si je les appelais et elle a répondu sans ciller : “Ben appelez-les alors.” Je dois avouer que nous avons hésité à le faire, mais l’idée de devoir les attendre et remplir de la paperasse inutile ne nous enchantait guère. De plus, nous n’avions pas envie que le chien soit tué alors que ce sont ses maîtres qui mériteraient des baffes…

Il serait judicieux que je décrive un peu mieux la configuration des lieux. La route sur laquelle passe la Via Francigena passe devant la propriété. Elle continue ensuite tout droit tandis qu’une route de même taille et même revêtement monte légèrement sur la droite pour conduire derrière la maison. Des cyprès séparent les deux chemins mais il n’y a aucun muret, portail ou indication que la route de droite est privée. La pierre sur laquelle nous étions assis se trouvait à cinq mètres environ de l’intersection et en nous y rendant nous n’avons à aucun moment pensé avoir pénétré une propriété privée. Ce n’est pas comme si nous avions escaladé une palissade et forcé une porte pour nous asseoir sur un canapé dans le salon d’un vieux monsieur aux dents jaunes… De plus, le domaine a une oenothèque et un magasin ouverts au public. Quelques secondes après notre arrivée, un couple qui avait parqué sa voiture derrière la maison est passé à pied sur cette même route pour aller acheter ou déguster du vin. Ils auraient pu être attaqués comme nous. Alors propriété privée, ok, mais si des clients y viennent tous les jours ce n’est peut-être pas idéal qu’un chien la défende…

Bref, en réalisant que cela ne mènerait nulle part, j’ai hésité entre partir ou arguer encore un peu. Mais à l’idée de nous en aller comme si de rien n’était, j’ai senti la rage poindre en moi et je me suis lancée dans une lutte inutile en italien. Je leur ai expliqué que propriété privée ou non, la moindre des choses serait de paraître un tant soit peu désolé et au moins présenter des excuses et s’enquérir de la santé de Pascal. La jeune a haussé les épaules en disant : “Beu…” et la vieille a dit : “Oui c’est vrai” sans toutefois paraître plus désolée, s’excuser ou demander à Pascal si ça allait. J’ai ensuite ajouté que rien n’indiquait qu’il s’agissait d’une route privée et que l’absence de portail permettait au chien d’aller sur la route publique quelques mètres plus bas. La jeune a rétorqué qu’il restait toujours à l’intérieur de la propriété et Pascal et moi avons tous deux éclaté de rire en lui montrant le chien qui se promenait à l’instant même sur la route publique. J’ai ajouté que les conséquences pourraient être bien plus graves si le chien s’en prenait à un enfant ou qu’il aurait pu nous mordre au visage si nous n’avions pas eu le temps de nous lever. En sachant qu’il a déjà sévi et mordu d’autres gens, la vieille dame y compris, c’est un manque de responsabilité et de bon sens aberrant ! “Oui mais bon, il est chez lui, il fait comme il veut…” J’ai dû me faire violence pour rester polie et nous sommes partis. Cela me rend folle de penser qu’aucun enseignement ne sera tiré de cette mésaventure et que ce chien va mordre d’autres personnes. J’espère juste qu’il ne massacrera pas un gamin…

Après réflexion, nous avons établi un petit guide pratique en neuf points intitulé “Comment réagir quand votre enfant ou votre animal de compagnie agresse quelqu’un”. Il s’agit simplement de la façon dont nous aurions voulu que le problème soit abordé par les deux tocsonnes inutiles.

  1. Arrivez sur les lieux du drame en trottinant ou au moins d’un pas pressé

  2. Eloignez l’agresseur de sa victime en le sermonnant un peu

  3. Affichez un air préoccupé, légèrement affolé

  4. Demandez au blessé comment il va et suivant sa réponse et la gravité de la plaie :

    1. Proposez-lui des pansements et du désinfectant

    2. Invitez-le à l’intérieur si la plaie nécessite d’être rincée

    3. Cautérisez le moignon avec un fer ardent

    4. Appelez les secours

    5. Imaginez autre chose

  5. Exprimez des regrets

  6. Demandez à la victime ce que vous pouvez faire d’autre pour l’aider

  7. Echangez vos coordonnées pour prendre des nouvelles de la victime et lui permettre de vous joindre si des complications surviennent

  8. Offrez une maigre compensation à la victime pour qu’il oublie vite sa douleur (une bouteille de vin si vous travaillez dans une cave, sinon quelques biscuits de Noël oubliés au fond de l’armoire que personne chez vous n’aime)

  9. Prenez des mesures pour que l’agresseur ne s’en prenne plus à d’autres personnes

Concrètement, aucun de ces points n’a été respecté par les deux femmes. Si cela avait été le cas, nous n’aurions tout simplement pas été attaqués car le point 9 aurait été appliqué après le premier cas de morsure du chien et celui-ci n’aurait pas pu se balader librement…

Au milieu des vignobles

Nous étions tous deux enragés et consternés en reprenant la route. Heureusement, les plaies de Pascal sont superficielles, le chien ayant mordu sur le tibia et non pas dans le muscle du mollet. Plus que l’attaque, c’est le manque de réaction des deux bonnes femmes qui nous a énervés. Ce n’est pas si compliqué de montrer un soupçon de compassion et de prendre un air responsable ! Quand nous avons rattrapé Marco un peu plus loin et que nous lui avons expliqué notre mésaventure, il a voulu appeler les carabiniers et nous étions alors trois à être enragés et consternés. La colère s’est dissipée petit à petit quand nous avons pris conscience de la beauté des paysages. Les vignobles de Montalcino s’étendaient sur les collines tout autour de nous, organisés et réguliers. Les feuilles commençaient à jaunir et les couleurs brillaient avec le soleil. Le village de Montalcino, haut-perché et fier, se découpait toujours en ombre chinoise face à nous, devant d’autres collines, puis d’autres, puis d’autres. La route blanche serpentait sur les crêtes que des cyprès soulignaient parfois. On aurait dit un tableau dont le peintre aurait soigné le moindre détail. Rien ne semblait avoir été laissé au hasard pour assurer cette beauté parfaite. Pas étonnant que la Toscane ait fourni autant d’artistes de renom ! En se levant chaque jour face à une telle splendeur, l’envie de peindre et l’inspiration doivent être au rendez-vous.

Nous avons croisé deux pèlerines italiennes sur ces hauteurs. Elles ont pris leur retraite il y a un an et marchent de Sienne à Rome. Elles ont cependant déjà réservé tous les hébergements et ne dormiront ainsi pas dans les gîtes avec nous.

A Torrenieri, petit village situé à 8 kilomètres de notre destination, nous avons trouvé une belle aire de repos et nous y sommes assis pour dîner. Le soleil brillait et il faisait bon chaud. Nous en avons profité pour faire sécher nos habits lavés hier soir et encore humides. L’occasion également de sortir nos pieds et laisser nos délicats orteils s’ébattre gaiement au soleil. Marco, qui s’était arrêté plus tôt pour manger, nous a dépassés là, puis ce sont les deux Italiennes qui sont passées. Une jeune femme encore est arrivée mais nous n’avons pas réalisé qu’il s’agissait d’une pèlerine puisqu’elle portait un grand appareil photos et un tout petit sac-à-dos. Nous avons appris dans la soirée qu’il s’agit de Teresa, une jeune Tchèque qui fait porter son sac. Finalement, c’est Jean-Gérard, un gros minou noir et blanc qui est venu nous tenir compagnie et se faire câliner.

San Quirico d’Orcia

Après plus d’une heure à profiter du soleil, nous avons repris la route dans des paysages toujours aussi merveilleux. Nous avons rapidement rejoint et dépassé les Italiennes, puis Marco peu avant San Quirico. Une fois au village, nous avons vu Mary qui attendait devant le gîte. Elle était arrivée presque deux heures plus tôt mais l’hospitalière avait refusé de lui ouvrir avant 16 heures. Nous avons fait un petit tour du joli village en attendant l’ouverture, puis nous avons pu entrer. L’hospitalière avait passé une mauvaise journée et nous l’a avoué même si cela n’était pas nécessaire car suffisamment visible. Quand Marco a dit qu’il venait de Pavia, elle s’est exclamée : “Oh ! Pavia ! Quelle horreur ! Je déteste cette ville !” Que répondre à une haine aussi spontanée ? Marco s’est excusé, tout penaud et désolé de venir d’une ville autant atroce. L’hospitalière a expliqué qu’elle avait été opérée deux fois là-bas, raison pour laquelle elle associait Pavia à de mauvais souvenirs. Mais bon, je ne suis pas certaine que Marco y soit pour grand chose… Il lui a ensuite fallu un quart d’heure pour nous inscrire dans son registre. Elle voulait notamment connaître nos lieux de naissance et n’a pas trouvé drôle quand je lui ai dit ne plus trop me souvenir de cette lointaine période de ma vie. Elle cherchait avec agacement cette information sur la carte d’identité, bien que nous lui ayons dit qu’elle n’y figure pas. Elle a ensuite été gronder Marco qui s’était installé à l’étage, car il est inconcevable de nettoyer tout le gîte juste pour quatre péquenauds.

Nous avons rapidement pris une douche et fait une lessive, puis nous nous sommes rendus dans un bar pour profiter de la connexion Internet. Pascal a téléphoné un moment à sa tendre mère (salut belle-maman !) puis nous avons publié quelques articles sur le blog où le retard s’accumule. Vers 18h30, Marco et Mary nous ont rejoints et nous ont raconté que deux Françaises sont arrivées au gîte peu avant. Elles sont parties ce matin de Radicofani et ont ainsi marché plus de trente kilomètres. Quand elles ont appelé l’hospitalière, celle-ci a répondu que le gîte était complet. Il y a encore au moins quinze lits de libres entre nos deux chambres et un troisième dortoir est fermé à clé ! Mary leur a dit de s’installer malgré tout mais elles ont refusé. Je trouve inadmissible qu’une hospitalière refuse des pèlerins, sans doute uniquement parce que ça l’embêtait de revenir !

Nous avons tous les quatre été souper au restaurant. Le menu pèlerin était bon marché, généreux et excellent. D’habitude, nous évitons ces menus car un seul plat de pâtes nous suffit. Nous aurions cependant payé plus cher en ne prenant que les pâtes, aussi avons-nous choisi de prendre en plus de la viande, du vin et de l’eau… Le serveur nous a expliqué que l’étape de demain s’annonçait particulièrement rude, avec 32 kilomètres et presque mille mètres de dénivelé positif. Nous lui avons répondu que les pentes douces des collines toscanes ne nous effrayaient pas vraiment après avoir traversé les Alpes, mais il maintenait qu’en gros nous allions décéder. Marco a lu plusieurs informations similaires ces derniers jours et il est terrorisé à l’idée d’aborder cette étape, la première pour lui de plus de 30 kilomètres. Nous avons beau lui expliquer que 930 mètres de montée ce n’est rien réparti sur autant de kilomètres, il s’est préparé à gravir l’Everest. Certes, la distance est conséquente, mais c’est la seule réelle difficulté que nous percevons. Nous verrons bien demain si nous sommes trop prétentieux et s’il s’agissait vraiment de notre ultime repas ce soir…