Contre les éléments

Une grosse étape nous attendait aujourd’hui, la dernière annoncée comme “très dure” dans notre guide. Tout le monde tente de nous faire peur et parle de cette étape depuis quelques jours mais nous avions nos réserves. Après avoir traversé la Suisse et ses montagnes abruptes, les douces collines de Toscane ne nous effrayaient pas plus que tant. C’est la distance aujourd’hui qui s’avérait être la difficulté principale : 32 kilomètres. Le dénivelé positif de plus de 900 mètres ne nous faisait même pas tressaillir : nous avons gravi autant en quelques kilomètres pour passer le col de la Gemmi, donc réparti sur plus de trente kilomètres, ce n’est rien. Nous nous sommes donc levés normalement et sommes partis peu après huit heures, attendant ainsi que le soleil soit levé et qu’il fasse un peu moins froid. Enfin, façon de parler. Nous avions à nouveau enfilé gants, bonnets et pulls et nous nous croyions en hiver. Nous avions malgré tout revêtu nos shorts, gardant ainsi notre unique paire de pantalons pour ce soir en ne sachant pas si le gîte serait réchauffé. Nous avions donc l’air un peu idiots, avec les mollets à l’air et le haut du corps tout bien emballé…

Le ciel était couvert de gros nuages quand nous sommes partis et cela ne laissait rien présager de bon pour la journée à venir. Nous avons fait une halte dans une boulangerie pour acheter du déjeuner et du dîner et la patronne nous a demandé d’où nous étions partis. Elle a eu l’air très impressionnée quand nous lui avons répondu, si bien qu’elle a été chercher son mari pour lui annoncer la nouvelle. Nous avons papoté un moment, puis avons réellement entamé notre étape. Depuis le village, nous apercevions la tour de Radicofani dans le très lointain. Le vraiment très très lointain ! Au sommet d’un promontoire escarpé, cette tour carrée germanique semblait mesurer un demi-centimètre. Nous avions l’impression qu’il nous faudrait des semaines pour parvenir là-bas ; c’était quelque peu décourageant ! Avec le ciel noir au dessus de Radicofani, la pluie qui déjà s’y abattait, ces centaines de collines sombres qui nous séparaient de cette tour sévère et imprenable, nous avions la sensation d’être les petits hobbits Sam et Frodon quand ils découvrent le Mordor. Dommage que Logan n’était plus là pour jouer le rôle du perfide Gollum…

Bagno Vignoni

Après quelques kilomètres de montées et descentes légères dans des bois, nous avons atteint le village de Bagno Vignoni. Comme son nom l’indique, il s’agit d’un centre thermal. La place centrale du village contient un large bassin d’eau chaude, entouré de belles maisons en pierres et d’arcades d’un côté. Au moment d’en faire une photo, j’ai eu une étrange impression de déjà-vu : j’avais déjà pris cette photo. J’ai tout d’abord pensé que nous avions visité un village similaire en France lors de notre marche de 2013, mais quand j’ai demandé à Pascal il m’a affirmé que non. En apercevant une rue de boutiques juste un peu plus loin, je me suis souvenue être venue là avec ma famille en 2009. Nous avions passé deux semaines dans la région, logeant à cinq kilomètres de Ponte d’Arbia où nous avons dormi avant-hier. C’est donc logiquement à ce moment-là que j’avais visité ce village. C’était très étrange pour moi : j’avais l’impression de découvrir ce lieu tandis que des images, des bribes de souvenir, me revenaient à certains endroits. J’ai une mémoire de crapaud, c’est pour ça que je prends autant de photos et que je narre mes voyages avec précision…

Quand nous avons voulu reprendre la route, nous n’avons trouvé aucune balise. Nous avons fait le tour du petit village, rien. Revenus au bord du bassin, j’ai demandé le chemin dans une boutique :

- “Pouvez-vous me dire par où passe la Via Francigena ?

- Vous voyez où se trouve l’hôtel XY ?

- Ben non.

- Alors c’est juste à gauche de l’hôtel XY et après ça descend. Bonne journée !”

Ouais, merci… Du coup, comme elle avait parlé de descente, nous sommes sortis du village et avons décidé d’aller vers une route qui descendait. Nous avons aperçu des indications pas claires et, après avoir monté une pente sèche, nous nous sommes retrouvés face au même panneau que nous avions suivi quinze minutes plus tôt et qui indique le centre du village… Nous sommes revenus sur nos pas et j’ai demandé la direction à une vieille dame sur son balcon qui était horrifiée de me voir en t-shirt. Elle nous a indiqué une route, sur laquelle nous avons marché un moment car des cyprès ont été plantés sur le trottoir, puis nous avons retrouvé le balisage.

Sous la pluie

Il a commencé à pleuvoir peu après et nous avons profité d’un petit couvert devant une maison pour faire une pause et enfiler nos K-ways. Nous savions que nous ne traverserions plus de village jusqu’à Radicofani, 26 kilomètres plus loin, et une pause au sec nous semblait indispensable puisque nous ignorions si nous trouverions un abri plus tard ou si nous devrions marcher sans interruption. La pluie ne nous a plus quittés de la journée, nous accordant uniquement quelques minutes de trêve de temps à autre. Nous avons rejoint le sommet d’une colline et avons marché sur les crêtes pendant des heures, à la merci du vent. La petite route en terre que nous suivions était déserte ; nous la voyions se faufiler sur les collines loin devant nous, presque jusqu’à cette sombre tour qui jamais ne semblait s’approcher. Après trois heures de marche, elle mesurait toujours un demi-centimètre. Après quatre heures de marche aussi. Si les villages traversés en début d’étape rapetissaient à mesure que nous avancions, la tour de Radicofani s’amusait à nous démotiver. Sans succès toutefois, puisque nous étions d’humeur bien trop joyeuse pour nous laisser abattre. Je chantais à tue-tête des chansons de mon invention aux paroles des plus délicates tandis que Pascal souriait de ma bêtise sans oser m’avouer que ça l’amusait. Nous reprenions également le grave “Radicofani ! Radicofani ! Radicofani !”, scandé hier soir par Marco lors du souper pour se donner du courage. Nous profitions aussi le plus possible du décor qui nous entourait et que nous ne pouvions pas photographier en raison des mauvaises conditions. En dépit du ciel gris et de la lumière sombre, de la pluie et du vent, les paysages autour de nous étaient sublimes, avec ces champs à perte de vue et toutes leurs nuances de couleur. Je regrettais qu’il ne fasse pas beau car il se serait certainement agi d’une des plus belles étapes du voyage, mais nous en avons profité malgré tout.

A mi-distance de Radicofani, nous avons dîné sur un banc contre une maison, à l’abri d’un figuier. Nous avons enfilé un pull supplémentaire pour braver le froid et nous trouvions plus ou moins au sec et protégés du vent. Nous avons mangé en vitesse nos tranches de pizza, quelques biscuits, puis nous avons renfoncé nos bonnets sur nos crânes délicats, relevé le capuchon et nous sommes repartis à toute vitesse. Nous avions mis près de quatre heures pour parcourir les seize premiers kilomètres et nous avons décidé de faire une heure en moins pour la deuxième moitié. Comme nous étions congelés après ce bref arrêt, nous avons couru quelques centaines de mètres pour nous réchauffer. Nous n’avons cependant pas réitéré l’expérience, réalisant qu’il s’agissait sans doute d’une très mauvaise idée pour nos frêles genoux cagneux. A défaut de courir, nous avons alors marché à un rythme très soutenu. Nous avons fait quelques jeux pour faire passer le temps, j’ai inventé une centaine de nouvelles chansons, j’ai braillé les chants d’une subtile finesse du FC Sion pendant que Pascal battait des mains. C’était pour tout dire assez marrant. Nous avons même eu la joie d’observer un chevreuil au milieu du chemin, étonnés qu’il ne nous ait pas entendus arriver…

Nous avons rejoint Marco et les deux Italiennes Gemma et Giuliana que nous voyons depuis Sienne à huit kilomètres de l’arrivée. A partir de là, nous avons longé une route importante (t’inquiète Maman, y avait un chemin exprès pour nous juste à côté) puis marché sur une petite route tranquille (donc pas dangereuse). Pascal, Marco et moi nous sommes arrêtés un moment sous un pont, premier lieu sec depuis plus de quinze kilomètres, pour manger un morceau et nous reposer un peu avant la dernière ligne droite assez sinueuse. Après un quart d’heure, nous avons laissé Marco et sommes repartis très vite, dépassant rapidement les Italiennes. Pour la première fois, nous avions l’impression que la sévère tour de Radicofani ne se trouvait pas au Laos et que nous allions parvenir à l’atteindre. Un orage a éclaté et la pluie a redoublé d’intensité pour calmer nos ardeurs. Nos habits étaient complètement mouillés, mes chaussures étaient pleines d’eau car leur imperméabilité n’est plus aussi efficace depuis qu’elles sont trouées sur les côtés et devant. J’étais tellement trempée que j’ai sauté à pieds joints dans une flaque d’eau, pensant que ça ne changerait plus rien. J’ai réalisé à ce moment qu’il y avait en fait des zones encore un peu sèches… J’ai surtout réussi à faire pénétrer tant d’eau dans ma chaussure gauche qu’il me semblait que je marchais sur une éponge. A chaque fois que je levais le pied, la semelle s’imprégnait de toute l’eau, puis elle se vidait bruyamment dès que je reposais le pied. La semelle se vidait, pas la chaussure : l’eau venait glisser entre mes orteils fripés sans jamais ressortir de la godasse. Au final, ça ne changeait pas grand chose et il me semblait inutile de m’arrêter pour essorer ma chaussette. J’ai profité de la situation pour être encore plus rapide, ne prenant plus la peine de contourner les gouilles ou les ruisseaux. Mouillés pour mouillés…

Radicofani ! Radicofani ! Radicofani !

Nous étions presque parvenus au village quand nous avons rattrapé un trax. Celui-ci occupait toute la largeur du sentier et chenillait à deux kilomètres à l’heure. Nous nous sommes placés de sorte que le chauffeur puisse nous voir dans son rétroviseur, mais soit il n’a jamais regardé en arrière, soit il était trop fier pour nous laisser le dépasser. Nous avons donc dû marcher derrière lui au ralenti pendant plusieurs centaines de mètres, ayant l’impression de faire une pause tout en avançant. C’était un peu frustrant car nous étions presque arrivés et n’avions pas du tout envie ou besoin de faire des pauses à ce moment-là. Nous voulions juste une douche chaude et des habits secs !

Le trax s’est parqué un peu plus loin et nous avons pu reprendre un bon rythme et atteindre le très beau village en pierres grises peu après 16 heures. Un monsieur nous a indiqué l’emplacement du gîte et nous avons été des plus heureux quand Mary nous a indiqué qu’il y avait du chauffage dans chaque pièce. Le gîte est effectivement super ! Il compte trois chambres de quatre à six lits, une petite cuisine, une belle salle à manger et deux salles de bains. Il est extrêmement propre et accueillant. Un des meilleurs gîtes en Italie, et à donation libre qui plus est !

Nous avons un peu traîné sous la douche, profitant de l’eau bouillante. Je suis restée sous l’eau jusqu’à ressentir à nouveau tous mes orteils, puis j’ai réalisé que mes pieds sont pourris. La peau se décolle par endroits en raison de l’humidité dans les chaussures depuis une semaine et les doigts de pied restent tout fripés. La salle de bains contient aussi un chauffe-serviettes mais cela ne s’est pas avéré d’une très grande utilité pour nos minuscules linges… Je rêve d’un grand linge chaud dans lequel m’enrouler en sortant de la douche, au lieu de ce petit carré de tissu qui colle sur la peau !

Marco est arrivé peu après nous et nous avons bu un thé ensemble. Quand il a été se doucher, nous avons entendu sonner et j’ai été ouvrir la porte à Christian, un pèlerin jurassien qui revient de Rome. Il empestait un mélange de cigarette et de transpiration et il m’a fait une très mauvaise première impression. Il est venu dans la pièce commune et a commencé à retirer ses habits tout en parlant très fort. Il s’est retrouvé à torse nu, pour le plus grand choc de Mary qui nous lançait des regards à la fois horrifiés et atterrés. J’étais sûre qu’il allait encore enlever ses pantalons quand il a ouvert sa ceinture, mais il s’est heureusement arrêté là. Nous avons discuté un peu et quand nous lui avons dit que nous avions marché avec Logan, il a dit : “Ah c’est vraiment con ! C’est quelque chose que je déconseille vraiment, les chiens ne sont pas faits pour ça !” Inutile d’essayer de lui faire entendre raison, Mary a juste lancé un : “she’s such a lovely dog!” Il commençait à nous crisper et nous avons décidé d’aller faire un tour dehors. Mary est retournée dans sa chambre aussitôt et a précisé à Christian qu’il y avait de la place dans la chambre avec Marco.

Nous sommes donc sortis faire quelques achats et avons parlé avec deux vieilles dames dans la rue, qui nous ont toutes deux rapidement démasqués. A l’épicerie, la patronne s’est aussi immédiatement exclamée : “Ah ! Des pèlerins !” Le style sandales-chaussettes nous trahit toujours… L’épicière nous a fait goûter leur “panforte”, spécialité de la région siennoise, une sorte de massepain ou de nougat qui contient des fruits confits, des amandes et des noisettes. La tradition veut que cette douceur ne soit réalisée qu’à Noël, mais ils le font toute l’année pour les pèlerins. C’est effectivement quelque chose de facile à transporter, qui ne fond pas comme du chocolat et redonne vite des forces. Nous en avons acheté un bout, ainsi qu’un pique-nique pour demain et du déjeuner. Nous avons aussi craqué sur une petite boîte de chocolat en poudre pour nous faire des chocolats chauds. Nos sacs sont suffisamment vides pour que nous nous permettions ce genre de folies ! L’épicière nous a parlé pendant une dizaine de minutes et je l’ai trouvée vraiment adorable. Elle adore les pèlerins et a le coeur sur la main. Nous étions un peu gênés car elle a diminué les prix de tous nos achats, puis a encore arrondi en-bas le total.

De retour au gîte, nous avons vu que Teresa, une Tchèque de notre âge, était arrivée. Nous l’avons déjà croisée hier mais nous n’avions alors pas réalisé qu’il s’agissait d’une pèlerine car elle fait porter son sac. Elle se balade ainsi avec un grand appareil photos et un tout petit sac-à-dos. La raison de ce choix et qu’elle a préparé ses affaires un peu à la va-vite et n’a pas eu le temps de tester le matériel. De ce fait, elle a emporté beaucoup trop de choses et a réalisé après quelques jours que le poids du sac l’empêchait de savourer son voyage. Pour profiter pleinement, elle s’offre depuis les services d’une compagnie de transport de bagages.

Nous avons été souper tous les six, avec en plus Gemma et Giuliana, dans un restaurant dont tout le monde nous parle depuis quelques jours. C’est une petite cave voûtée charmante et la cuisine se veut “comme à la maison”. Les plats sont plus copieux que de raison, ce que je trouve dommage car il s’avère impossible de tout finir. Par contre, la qualité égale la quantité et tout semble fait à la main, avec des produits frais. Les plats sont servis sur des plateaux déposés au centre de la table et au final, tout le monde a goûté à un peu de tout. Nous avons demandé à emporter les restes de pâtes pour les manger demain à midi, car il restait au moins six portions. Les Italiens trouvaient impensable de manger des pâtes froides et seuls Mary et nous en avons emporté. Christian a alors dit que c’était du poids inutile dans le sac et je lui ai répondu que si nous ne prenions pas cela, nous irions demain matin acheter du pain et du fromage pour notre pique-nique. Il a ajouté que c’était vraiment stupide et qu’il fallait manger un panino dans un bar. Cela m’a énervée qu’il ait un avis aussi tranché sur tout et je lui ai lancé que nous pouvions encore faire comme bon nous semblait. Celui-là, je suis contente qu’il aille dans l’autre sens !

De retour au gîte, j’ai discuté un long moment avec Teresa. Elle marche en fait de Aulla à Bolsena, deux semaines environ. Elle ne se prend absolument pas la tête et profite à fond de chaque instant de marche sans se focaliser sur l’objectif. Elle a adoré l’étape d’aujourd’hui malgré les conditions difficiles. Je crois qu’elle aborde les étapes un peu comme nous, ne pensant pas qu’il s’agisse d’une course et qu’il faille se presser d’arriver. Autant savourer les heures de marche, s’arrêter dès que l’endroit est beau et s’amuser des désagréments plutôt que les subir.