L’étape du jour aurait pu se résumer à cela : “Au déjeuner, Tim et Trudi nous ont abordés pour emprunter un set de table. Nous avons ensuite quitté Brugg et sommes montés sur une crête, dans la forêt. Puis, nous avons vu un vieil arbre. Quand nous sommes sortis de la forêt, quelques crêtes plus loin, nous avons pris un bus, puis un autre jusqu’à Aarau où nous avons passé une paisible soirée.” Nous aurions même pu nous passer de certains détails superflus : “Aujourd’hui, nous avons marché dans la forêt.” Cela ne rend toutefois pas honneur aux nombreux hêtres majestueux nous ayant offert ombre et réconfort, ni à ce tilleul vénérable nous ayant offert ombre et réconfort, et encore moins aux cervidés par milliers qui ne nous ont offert ni ombre ni réconfort mais ont beaucoup excité Logan. Voilà donc le réel récit de l’étape, avec toutes ses péripéties et son absence de rebondissements.
Au déjeuner, Tim et Trudi nous ont abordés pour emprunter un set de table. Bien sûr, nous ignorons leurs prénoms puisque la conversation s’est révélée plutôt rudimentaire : “Je peux prendre ce set ? - Oui.” Leur style nous a cependant fait immédiatement comprendre qu’ils étaient également des marcheurs et qu’il n’était pas impossible que nous les recroisions, aussi avons-nous décidé de les baptiser.
Nous avons pris la route aux aurores, vers 8h30. Nous avons traversé le joli centre historique de Brugg, aperçu sa tour imposante au bord de l’Aar, traversé la rivière et gravi une côte raide jusqu’à la forêt. Après quelques kilomètres sur une petite route forestière, nous avons rejoint un village plutôt insignifiant. Le balisage nous semblait quelque peu curieux, mais nous avons poursuivi jusqu’au panneau de randonnée suivant. Là, le chemin numéro 5 n’était plus du tout mentionné et les destinations proposées ne correspondaient pas à notre étape. Pas de doute, nous étions perdus. Nous avons alors décidé de suivre la route jusqu’au centre du hameau, où nous avons retrouvé l’itinéraire.
Nous avons continué à marcher sur les crêtes des collines, principalement dans de belles forêts paisibles. A plusieurs reprises, nous avons aperçu des chevreuils ou des biches, tantôt curieux, tantôt apeurés. Afin d’ajouter un peu de romantisme à ce récit fort palpitant, je pourrais décrire leur pelage marron mais malgré tout soyeux, ou encore vanter la grandeur de leurs oreilles alertes, mais ce serait oiseux.
Juste avant le village de Linn, nous avons fait une pause au pied du doyen des tilleuls suisses. Plus de 700 ans, le bougre ! Un tour de tronc affolant de 11 mètres ! Autant vous dire que ce n’est pas un jeune arbrisseau tremblotant, c’est un vénérable ancêtre frais comme un gardon, prêt à fournir du thé à toute la patrie et du petit bois pour une bonne décennie.
La route nous menait ensuite dans une forêt au sommet d’une crête, puis sur une autre crête toujours dans la forêt. Au col de Staffelegg, nous avons apprécié la vue sur les nombreuses collines environnantes. Malheureusement et malgré l’orage de la nuit passée, l’air était toujours très dense et chargé d’humidité, rendant troubles les paysages. Nous aurions voulu faire la pause de midi à cet endroit, mais les seuls bancs se situaient juste au bord de la grosse route très passante. Nous avons alors préféré continuer. Sans grand suspense, nous avons gravi une colline pour en atteindre la crête, pénétrant par la même occasion dans une forêt tout à fait charmante. Elle dégageait une atmosphère magique de contes et légendes, comme si des bandits de grand chemin se préparaient à nous dérober ou que des elfes aussi magnifiques qu’arrogants allaient nous accueillir dans leur prestigieuse demeure. Pour la beauté du récit, un de ces deux scénarii aurait été fort bienvenu, mais il n’en fut rien. Nous avons par contre réalisé que nous ne savions pas du tout quels étaient ces centaines d’arbres qui nous entouraient, alors que leur bouille nous semblait à la fois sympathique et commune. Sans doute des frênes ou des hêtres, mais peut-être aussi des ormes, des alisiers ou des aulnes…
A la sortie du bois, un banc presque parfait nous attendait. Les quatre conditions pour une place de pique-nique idéale étaient remplies : banc, ombre, fontaine et poubelle. Toutefois, le charme manquait puisqu’à nouveau la route passait juste devant le banc. Nous avons hésité à nous satisfaire de cela, ne sachant pas si nous allions trouver un meilleur endroit plus loin, mais avons finalement décidé de tenter notre chance. Et heureusement ! A une centaine de mètres seulement de là, nous avons déniché une superbe aire de pique-nique en retrait de la route. Nous y avons alors fait notre pause et en avons profité pour faire des recherches de botanique élémentaire sur Internet. Des hêtres, voici quels étaient ces arbres élancés que nous croisions depuis des heures ! Nous voilà moins sots.
Voyant que le ciel s’assombrissait, nous avons repris la route. Montée, crête, forêt. Oh ! Pascal, vois-tu ce hêtre ? A un embranchement, nous avons très étonnamment choisi de rester sur le chemin numéro 5, bien qu’une variante plus rapide de 50 minutes menait également à Salhöhe. Un point de vue était indiqué dans la direction que nous avions choisie, même si nous avons aussitôt souligné qu’avec la densité de l’air ce serait forcément moche. Au final, nous ne le saurons jamais, puisqu’au terme d’une longue ascension le chemin se scindait à nouveau et ledit point de vue ne figurait plus sur notre itinéraire…
A Salhöhe, nous avons hésité à poursuivre jusqu’au village suivant afin de raccourcir l’étape de demain, mais nous avons réalisé que nous n’aurions pas forcément de plaisir à marcher une heure encore. Nous avons donc pris le bus jusqu’à Aarau où se trouve notre hôtel, faute d’hébergements plus proches.
Le centre historique d’Aarau est absolument ravissant, avec ses rues piétonnes bordées de maisons pluricentenaires. Toutes sont dans un état impeccable et magnifiquement décorées. De nombreuses boutiques et des restaurants animent le centre et un petit cours d’eau y apporte de la fraîcheur. Alors que nous nous baladions dans les rues, nous avons aperçu Tim et Trudi arrivant fièrement dans leurs tenues de marcheurs émérites. Nous ne nous étions pas trompés : ces deux-là randonnent et risquent de croiser notre route de temps en temps.